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L’Irlande ou la connaissance opprimée

par Odile Mojon

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Cet article fut publié initialement dans Nouvelle Solidarité du 9 juillet 1999. La partie concernant le mouvement des monastères est redevable en grande partie aux recherches de Paul Gallagher, collaborateur de Lyndon LaRouche et prisonnier politique aux Etats-Unis depuis presque six ans. C’est depuis sa prison que Paul a eu la gentillesse de relire cet article et de nous faire part de ses suggestions.

« Le pire est que les Français se figurent Londres comme un second Paris, le West End comme un faubourg Saint-germain ; qu’ils prennent les réformateurs anglais pour des libéraux liés à eux par la fraternité, les parlements pour une chambre des pairs et une chambre des députés ; enfin, qu’ils mesurent et jugent tout ce qui ce passe et tout ce qui existe en Angleterre d’après des règles et des habitudes françaises. Il en résulte des erreurs qu’ils paieront peut-être bien cher dans la suite. »

- Heinrich Heine, De la France

PROLOGUE

En plein milieu du XIXème siècle, alors que l’empire victorien rayonnait de toute sa gloire, l’Irlande perdit plus du tiers de sa population sous l’effet conjugué d’une famine sans précédent et de l’émigration qu’elle provoqua. A ce jour, elle ne s’est toujours pas complètement relevée de ce qui, en réalité, fut un génocide.

Au cours des années 1845 à 1847, l’Europe subissait une grave disette causée par la destruction de la récolte de pommes de terre suite à la propagation du mildiou. La maladie était apparue dans le sud de l’Angleterre et, suite à des conditions climatiques propices, s’était répandue à une vitesse foudroyante. Les ravages furent considérables et certains pays dont la diète alimentaire dépendait pour l’essentiel de ce tubercule, comme la Hollande ou la Belgique, payèrent un lourd tribut. Pourtant, si l’on examine le cas de la « petite » Belgique, il apparaît que les gros efforts entrepris par le gouvernement permirent de limiter substantiellement le nombre de victimes qui ne s’élevèrent « qu’à » une dizaine de milliers de personnes.

En Irlande, ce réflexe minimum de « bon gouvernement » n’eut pas lieu. Pourquoi ? Parce que cette famine était l’aboutissement logique, pour ne pas dire délibéré, de huit siècles d’oppression sur un petit pays ayant le tort de se situer à proximité des côtes anglaises. L’Irlande avait été mise sous un gigantesque « étouffoir » ayant pour nom « Empire britannique » descendant en droite ligne de Venise et de Babylone.

Ce que met en relief la colonisation anglaise en Irlande, c’est l’émergence et la montée en puissance d’un empire financier et marchand, aboutissement d’une idéologie niant que tout homme soit créé à l’image de Dieu. C’est précisément et explicitement contre une telle conception du monde que les Etats-Unis se sont bâtis en instituant une République reconnaissant le caractère sacré de chaque être humain. La France a également vocation à incarner cette « idée », avec les valeurs de la Renaissance et de ses Constitutions républicaines. Si les Irlandais ont émigré en Amérique à la recherche d’une forme de société plus juste et si la République Française a été naturellement 1’alliée de l’Irlande sur le continent européen, c’est précisément à cause de ce point déterminant.

ACTE 1

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Croix sculptée à Monasterboice

La place à part que tient l’Irlande dans les premiers siècles de l’ère chrétienne vient de ce qu’elle fut le seul pays d’Europe à ne pas connaître l’occupation romaine. Le processus de christianisation qui, partout ailleurs, s’était fait sur les traces des légions romaines, eut lieu ici de manière pacifique, sans être entaché de violence. Surtout, échappant à l’influence romaine qui avait rapidement dénaturé le christianisme pour en faire une religion d’État, l’Irlande conserva les principes fondamentaux et originaux du christianisme.

Sous la loi de Rome, la christianisation s’était essentiellement faite au travers des classes aisées : les militaires, l’administration, les « professions libérales » et la noblesse. La grande masse du petit peuple et des paysans était si peu touchée par la nouvelle religion qu’au moment où l’Empire s’effondra, les croyances païennes redevinrent prédominantes. Quant à l’Irlande, elle ne connaissait a priori rien du christianisme, si ce n’est par une éventuelle circulation d’écrits ou encore l’arrivée d’un grand nombre d’érudits gaulois venant s’y réfugier pour fuir les invasions barbares et contribuant ainsi à un accroissement considérable du savoir.

Il apparaît qu’en Irlande, l’évangélisation se serait également faite par le haut, par la conversion de l’élite. Celle-ci était composée pour l’essentiel des druides et des poètes qui jouaient un rôle d’autant plus important qu’en l’absence d’unité politique, ils étaient les garants de l’unité religieuse et culturelle. Il n’est donc pas étonnant que nombre de lettrés et de saints irlandais - saint Colomba, saint Colomban, saint Kevin, saint Ciaran, saint Comgall, saint Fiacre, etc.- furent soit de sang royal, soit fils de druide, soit poète.

A cette époque, la lente décomposition de l’Empire romain entre 350 et 600 s’accompagnait de multiples calamités - guerres, invasions barbares - entraînant une dépopulation sans pareille et la destruction de nombreuses villes romaines qui disparurent purement et simplement. Or l’Eglise, qui aurait pu représenter un contrepoids à la chute de l’empire, était elle-même, depuis la « donation de Constantin » en 330 (qui permettait à l’empereur byzantin de nommer les évêques et le haut clergé de l’Eglise), déchirée par la prolifération, dans sa propre hiérarchie, d’une multitude de sectes et d’hérésies.

C’est dans ce climat de confusion que, vers 350 à Milan, un jeune catéchumène nommé Ambroise était proclamé évêque par la foule. En 386, il convertit Augustin d’Hippone (saint Augustin et saint Ambroise sont tous deux pères et docteurs de l’Eglise). Un mouvement s’organisa sous leur impulsion pour chercher à dégager l’Eglise de l’emprise « romano-byzantine » et pour la rendre au service des humbles. Saint Martin de Tours, qui fut moine auprès de saint Ambroise jusqu’à la mort de celui-ci en 399 et qui avait comme patron en Gaule le grand saint Hilaire de Poitiers, appartenait à ce mouvement et fut l’un des premiers à se rendre sur le terrain pour convertir les « petites gens ». Mais en Gaule, à travers la fondation de monastères, d’autres religieux essayaient de soutenir l’effort de saint Augustin : saint Honorat à Lérins, saint Germain à Auxerre, saint Martin à Marmoutier, où se rendra saint Patrick, l’évangélisateur de l’Irlande, après son retour de captivité (certains affirment que Patrick serait le neveu de saint Martin)

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St Patrick, patron de l’Irlande

Prosper d’Aquitaine 1, un grand admirateur d’Augustin, rapporte dans sa chronique qu’en 431, un évêque du nom de Palladius fut délégué par le pape Célestin 1er auprès de la communauté chrétienne d’Irlande. Or, Palladius était le diacre de saint Germain d’Auxerre, celui-là même qui, un an plus tard, envoyait Patrick en Irlande. On voit ainsi apparaître autour de saint Patrick tous les personnages qui jouèrent un rôle clef dans le projet augustinien de christianisme humaniste présent « dans le monde » et œuvrant auprès des humbles et des démunis.

Le rayonnement irlandais en Europe

L’évangélisation de l’Irlande illustra cette volonté d’aller vers les humbles en s’appuyant sur une conception où, à la lumière de la foi devait répondre celle de la connaissance. Il est déjà remarquable que la population fût presque entièrement convertie en l’espace de cent ans. Les monastères jouèrent un rôle essentiel. Conçus non comme des lieux retirés du monde, mais comme des centres d’instruction ouverts où était dispensé un enseignement classique de grande qualité, ces monastères pouvaient accueillir plusieurs centaines à plusieurs milliers de personnes (moines, nonnes, familles). Ils offraient aux élèves la possibilité d’étudier - dans le texte - les évangiles et les classiques grecs ou latins car les moines irlandais s’étaient lancés dans une gigantesque entreprise de sauvegarde des manuscrits en les recopiant par milliers, ils assurèrent qu’un savoir, dorénavant perdu dans l’Europe romanisée, fût préservé et transmis. Pour assurer une diffusion plus large du savoir, on commença, à l’initiative de saint Patrick, à écrire et à enseigner dans la langue vernaculaire, l’irlandais, et non pas en latin.

Parallèlement à cet effort d’éducation intellectuelle, les monastères cherchaient à propager un enseignement technique. Ainsi, à côté de la poésie et du chant, les moines devaient apprendre à défricher et mettre en valeur les terres. Pour cela ils étudiaient le génie mécanique et la maîtrise des techniques les plus avancées de l’agriculture et de l’élevage. En effet, les monastères s’implantaient sur des terres incultes généralement offertes par des nobles n’y ayant souvent jamais mis les pieds, car désertes et improductives. Chaque monastère devint un pôle autour duquel s’édifiaient des villages. Les paysans savaient que les religieux représentaient une autorité à l’égard d’une noblesse mérovingienne essentiellement inculte et encline à tous les excès.

Autant ces monastères attirèrent bien vite les élites européennes autant ils furent le foyer d’un rayonnement atteignant les confins de l’Europe avec des missionnaires s’établissant jusqu’en Italie du Sud ou en Ukraine. Leur activité fut particulièrement importante en Gaule avec la construction de nombreuses abbayes : Péronne, Jumièges, Laon, Soissons, Reims, Auxerre, Tours, Angoulême, Luxeuil, Narbonne, Remiremont, Corbie, etc. De 525 à 725, 150 monastères furent érigés hors d’Irlande. Surtout, le travail de ces moines réussit à enrayer la baisse démographique consécutive à la chute de l’empire romain et se traduisit par un accroissement spectaculaire de la population.

Les moines irlandais étaient partout appelés aux plus hautes fonctions, comme Abel, évêque de Reims en 774, Angilbert, évêque de Paris ou Fergal, évêque de Salzbourg, qui défendait dès le VIIIème siècle la sphéricité de la terre. Alcuin fut le conseiller de Charlemagne, l’astronome Dungal fonda l’université de Pavie, Petrus Hibernus enseigna à saint Thomas d’Aquin et à Frédéric II de Hohenstaufen. On prête à saint Brendan un voyage de neuf ans dans l’Atlantique qui l’aurait mené d’Irlande à Terre-Neuve, via les Hébrides, les îles Féroé, l’Islande et le Groenland.

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De 525 à 725, le mouvement irlandais érigea 150 monastères hors d’Irlande, dont ceux montrés sur la carte ci-dessus

L’enseignement des moines marqua profondément cette époque et jeta les bases de la renaissance carolingienne et du mouvement des cathédrales. En ce sens, l’Irlande fut le foyer de ce qui, plus tard, sous de nouvelles influences, engendra la Renaissance et la création de l’Etat-Nation moderne.

Le début de la fin ?

Mais là où l’Irlande avait apporté une si inestimable contribution à la civilisation, elle fut incapable de donner à son projet une substance politique qui lui aurait permis d’affronter, voire d’influer sur la puissante Angleterre et, passé le premier choc des invasions vikings, ce furent les dissensions entre chefs irlandais qui permirent le débarquement des roitelets anglo-normands, vassaux d’Henri II Plantagenêt (1154-1189) en 1169.

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Henri II Plantagenêt reçoit du Pape les droits à l’hégémonie sur l’Irlande

Avec Henri II, l’Irlande allait subir une déferlante réactionnaire dont elle ne se remettrait jamais. Voulant légitimer son invasion, Henri II avait obtenu du pape Adrien IV les droits à l’hégémonie sur l’Irlande. (L’histoire retient d’Adrien IV, le seul pape anglais de la papauté, qu’il fut derrière l’exécution d’Arnaud de Brescia, - un réformateur aux thèses gênantes pour l’Eglise - proche de Pierre Abélard.)

« L’autorisation » d’envahir l’Irlande coïncida, à peu de choses près, avec l’installation sur l’île, de l’ordre de Cîteaux. Le pape Innocent II, qui jugeait qu’une reprise en main s’imposait en réponse aux libertés que l’Irlande prenait avec Rome, avait envoyé sur l’île, saint Malachie, un compagnon de Bernard de Clairvaux.

Bernard de Clairvaux, tout comme Arnaud de Brescia, fustigeait les fastes et l’opulence de l’Église et prônait un retour à l’ascétisme. Mais ce discours cachait une conception féodale du christianisme. A l’opposé du mouvement des monastères irlandais et de l’humanisme d’un Pierre Abélard qu’il haïssait, Bernard de Clairvaux avait conçu un ordre reposant sur une caste de moines guerriers maintenant dans l’abjection une populace superstitieuse et soumise. On ne saurait trop souligner le rôle joué par Bernard de Clairvaux pour prêcher les croisades en Terre sainte comme illustration de cette convergence entre fanatisme religieux, ordre militaire et réaction antihumaniste qui engendra la chevalerie.

En créant l’ordre de Cîteaux puis l’ordre des Templiers, Bernard de Clairvaux fut la source d’une réaction féodale visant à balayer la conception humaniste du christianisme qui trouvait à cette époque sa plus noble expression dans l’effort d’éducation des masses que constituait le mouvement des cathédrales. Explicitement à l’opposé de ce mouvement, les conceptions ultraréactionnaires de Bernard de Clairvaux marquèrent profondément une certaine noblesse féodale dont elles flattaient l’arriération.

La noblesse anglo-normande qui débarqua en Irlande était bien l’expression de cette arriération, encore renforcée par son identification avec le mythe arthurien. Pour motiver ses barons et asseoir sa légitimité sur l’Irlande, Henri II Plantagenêt, duc de Normandie, avait en effet fait revivre le mythe arthurien selon lequel les trois royaumes celtiques, dont l’Irlande, appartiennent à la sphère d’influence de l’Angleterre. Cette légende fait de Brut, le père des Bretons, l’arrière-petit-fils d’Enée, qui serait venu en Grande-Bretagne y fonder Troynavant (la nouvelle Troie) plus tard appelée Londres. Enée, prince troyen, se serait enfui de sa ville en flammes et, après de multiples pérégrinations, aurait abordé - sur l’injonction de Jupiter - les rivages de l’Italie. Guidé par la sibylle de Cumes, il serait descendu aux enfers où il lui aurait été prophétisé le destin exceptionnel d’une « race » qu’il devait fonder. Après avoir gagné le Latium et triomphé du chef des Rutules, il aurait épousé la fille du roi Latinus et de cette union serait né Ascagne, l’ancêtre du fondateur de Rome, Romulus. Voilà donc créée la nouvelle « race », celle des Romains, dont les descendants, selon la logique arthurienne, ne sont autres que les Anglais.

Entre mythologie templière de la chevalerie et mythologie arthurienne, la symbiose est pour ainsi dire parfaite, comme le souligne Albert Béguin dans une préface à La Quête du Graal, écrite entre octobre 1943 et février 1945... Il expose la parenté idéologique existant entre le mythe du Graal et la pensée de Bernard de Clairvaux : « M. Etienne Gilson a montré qu’une théologie de la grâce, très précise, et conforme à la doctrine de saint Bernard, supporte comme une solide armature les épisodes de la Quête. »

Qu’ils se considèrent, suivant les cas, comme une « race » relevant l’héritage de la Rome impériale ou comme le lignage terrestre du Christ et de ses apôtres (quand ils n’étaient pas animés par autre chose que par un simple esprit de conquête), il apparaît que les barons anglo-normands furent les instruments d’une réaction brutale qui balaieraient ce qui avait pu être construit.

Elle plie mais ne rompt pas

Une barrière se dressa très tôt entre les mondes irlandais et anglais. Si l’aristocratie irlandaise avait, le plus souvent à des fins personnelles, accepté le compromis proposé par la couronne anglaise, il n’en allait pas de même pour le peuple qui, depuis le début, était violement opposé aux prétentions normandes. Néanmoins, la rébellion gronda rapidement chez les chefs irlandais, les poussant à soutenir la tentative d’insurrection menée par Edward Bruce, le frère du roi d’Écosse. Ce dernier, Richard 1er, avait battu les troupes du roi d’Angleterre Edouard II à Bannockburn en 1314 et, fort de cette victoire, aurait tenté de mettre en place une résistance panceltique face à l’expansionnisme anglais.

L’envahisseur anglais dut bientôt faire face à un imprévu : la culture irlandaise démontrait une étonnante capacité d’assimilation. Nombre de seigneurs anglais devinrent plus irlandais que nature ; ils se soumirent au code Brehon 2, apprirent le gaélique, se laissèrent pousser la barbe et les cheveux, montèrent leurs chevaux à cru comme c’était la coutume en Irlande. Jusqu’à la première offensive répressive du début du XVIème siècle, les vagues d’immigrés anglo-normands s’intégrèrent l’une après l’autre dans la culture irlandaise.

Pour endiguer cette « dégénérescence » des Anglo-normands, l’envoyé du roi d’Angleterre, le duc de Clarence, fit voter en 1366 par le parlement les Statuts de Kilkenny qui interdisaient de fréquenter les Irlandais, d’adopter leur mode vestimentaire, leurs coutumes locales ou de parler le gaélique sous peine de voir ses biens confisqués, d’être emprisonné ou même condamné à mort.

La notion d’apartheid intérieur en germe dans cette loi se systématisa rapidement et s’orienta vers une politique de soumission méthodiquement organisée aux niveaux politique, militaire, économique et religieux.

En 1495, sous le règne de Henri VII (1485-1509) le fondateur de la dynastie des Tudors, la loi dite Poyning Act changea le statut juridique de l’Irlande. Jusque-là, celle-ci était une royauté indépendante liée à la monarchie anglaise au travers d’une union personnelle avec le roi. Désormais, la législature irlandaise ne pouvait se réunir qu’avec la permission du roi et de son conseil, et les lois qu’elle votait devaient recevoir leur agrément (ceci resta valable jusqu’en 1800).

En 1540, sous Henri VIII (1509-1547), la couronne anglaise imposa le Surrender and Regrant dans l’espoir de soumettre une noblesse irlandaise toujours rebelle, en essayant de la contraindre à céder ses terres au roi pour se les voir ensuite restituer par inféodation. Devant son inefficacité, une politique plus musclée d’expropriation, les plantations et settlements, fut instituée. Les catholiques irlandais étaient chassés de leurs terres que l’on redistribuait alors aux colons protestants anglais et écossais. Le simple soupçon d’avoir participé aux insurrections éclatant de toutes parts, ou même une certaine neutralité entre les deux camps, suffisait à activer le mécanisme du nettoyage « ethnico-religieux ».

Cette « méthode » s’avéra efficace : « Sous le règne de Jacques 1er (1605-1625, un Stuart, roi d’Écosse et héritier des Tudors), c’est plus d’un million d’acres 3 qui furent ainsi accaparés et redistribués, non au hasard, mais selon un plan préétabli visant rien moins qu’à constituer des districts anglais et écossais au loyalisme éprouvé, le but poursuivi étant de substituer purement et simplement un peuple à un autre » 4 (Souligné par nous - Ndlr)

A la mort de Jacques 1er, en 1625, plus de 50 000 Ecossais protestants s’étaient installés en Irlande, en particulier sur les terres confisquées aux nobles d’Ulster après « la fuite des Comtes » (1607) 5. Cette implantation fut la plus importante de toute. « Le texte qui mettait en place la plantation se présentait sous la forme d’un contrat : la couronne s’engageait à donner les lots aux colons et à leur fournir toutes facilités pour s’installer, en échange de quoi les nouveaux propriétaires devaient implanter des métayers anglais et écossais sur leurs terres, construire des villages, s’armer et fortifier leurs domaines et se comporter en tout comme une garnison en poste avancé. » 6 [Souligné par nous - Ndlr]

Venise ou le piège religieux

Pour la première fois, l’arme religieuse était employée. Si Jacques 1er avait opté pour cette stratégie d’implantation de colons protestants anglais et écossais dans le nord de l’Irlande (l’Ulster), c’était bien sûr parce que les seconds étaient des presbytériens purs et durs « parachutés » au sein d’un pays catholique, mais aussi parce que, ce faisant, il garantissait que ces deux colonies turbulentes, l’Ecosse et l’Irlande, ne se retrouveraient jamais plus côte à côte dans une quelconque alliance, fût-elle panceltique ou autre.

De cette manière aussi, un nouveau coup était porté à l’ancien traité de défense mutuel entre Irlande et Ecosse signé par le roi Aidan au début du VIIème siècle, traité au symbolisme d’autant plus fort qu’Aidan avait été couronné roi indépendant d’Ecosse par saint Colomba, le moine irlandais évangélisateur de ce pays. (La pierre sur laquelle saint Colomba fit la cérémonie fut volée en 1291 à l’Abbaye de Scone à Perth et amenée à Westminster où elle fut dès lors utilisée pour le couronnement des rois d’Angleterre).

Une telle évolution était en partie à mettre sur le compte de la tourmente que traversait l’Europe du XVIème siècle avec la Réforme, mais elle reflétait surtout l’importance croissante que prenait Venise.

Les lettres des ambassadeurs vénitiens se lisent comme de véritables rapports de renseignement militaire et montrèrent le travail de ces « diplomates » répertoriant, jaugeant, analysant avec la plus grande précision et exhaustion les points forts et faibles des différentes puissances. Le jeu destructeur de Venise fut tel qu’en 1508, les principales puissances européennes, la France de Louis XII, l’Espagne de Ferdinand d’Aragon, l’empereur Maximilien et le pape Jules II formèrent contre elle la Ligue de Cambrai. N’eût-ce été la trahison de Jules Il, Venise aurait été définitivement écrasée.

Autant l’avertissement avait été clair, autant Venise sut adapter sa stratégie ; ne pouvant rester sans périr, elle dut s’étendre pour survivre. George Macaulay Trevelyan 7 montre fort bien comment, après la découverte du nouveau monde, Venise « passe la main » à l’Angleterre : « La puissance et la richesse échappaient aux cités italiennes [Gênes et Venise - Ndlr] et à la Méditerranée emprisonnée dans les terres, aux galères mues à la rame ; elles passaient à l’Europe occidentale qui pouvait envoyer de nouvelles sortes de marins et de navires au-delà des grands océans pour atteindre les marchés de l’Asie, et découvrir chemin faisant l’Afrique et l’Amérique » [Les marins et les navires étant ceux de l’Angleterre - Ndlr]. La découverte de l’Amérique fut l’occasion d’effectuer fort opportunément une recomposition que la menace représentée par la ligue de Cambrai (à laquelle l’Angleterre n’avait pas pris part) rendait urgente.

Cette période de profonds bouleversements fut aussi celle où Henri VIII (1509-1547), après avoir rompu avec Rome, proclama l’anglicanisme comme religion d’État. Cette proclamation rendait la guerre de religion quasiment inévitable, les catholiques irlandais restant fidèles à l’Eglise apostolique romaine. Là encore, le mécanisme de contrôle était en place : la religion renforçant et pérennisant l’exploitation en garantissant l’impossibilité de toute alliance entre le peuple irlandais opprimé et les forces sociales durement exploitées et écrasées en Angleterre même.

Le règne de la catholique Marie Tudor dite « la Sanglante » (1553-1558) n’apporta aucune amélioration, bien au contraire.

Préoccupée avant toute chose de rétablir l’autorité du pape, elle attisa les haines en faisant exécuter quelques trois cents protestants dont le primat de l’Eglise anglicane, Thomas Cranmer. On peut s’interroger sur le rôle exact du conseiller de la Reine dans cette affaire, le cardinal Reginald Pole, un cousin d’Henri VIII qui, par refus du schisme, s’était exilé à Rome. Il dirigea le très réactionnaire concile de Trente et figurait dans l’entourage du Cardinal Gasparo Contarini, membre d’une famille noble vénitienne qui avait bien mérité de la Sérénissime en lui donnant sept doges et quatre patriarches.

Sous le règne d’Elisabeth 1ère (1558-1603), l’Irlande subit une répression anticatholique féroce reposant sur une politique de terre brûlée et d’extermination, transformant des régions prospères et peuplées en déserts stériles. Entre la guerre et les expropriations, un inévitable processus de désintégration sociale s’était amorcé, qui, petit à petit, détruisit la structure de la société irlandaise et rongea sa capacité de résistance. Bon nombre d’expropriés, n’ayant plus rien à perdre, commençaient à rejoindre les bandits de grand chemin qui sévissaient dans le pays. D’autres prirent « le maquis » dans une guerre de neuf ans les opposants, sans succès, à l’occupant. Plus tard, avec la « fuite des Comtes », une partie de la noblesse irlandaise quitta le pays pour aller servir dans les armées continentales. Cet exil, en dépit de la fidélité générale de la noblesse envers son peuple, eut pour conséquence de priver le pays de son élite traditionnelle. Par la force des choses, ce furent les prêtres qui vinrent combler le vide intellectuel ainsi créé.

En réaction à une situation devenue intolérable, une violente jacquerie éclata en Ulster en 1641. Les Irlandais de souche se jetèrent sur les colons et les massacrèrent. Le soulèvement s’étendit peu à peu, s’organisa et prit une dimension proprement religieuse avec la fondation en 1642 d’une Confédération catholique à Kilkenny - autour du cardinal Rinuccini, le nonce du Pape - qui exigeait la redistribution des terres. Les massacres commis par les catholiques irlandais alimentèrent la haine et la propagande anglo-protestante qui fit désormais de chaque « papiste » un monstre sanguinaire. Le piège se refermait avec d’autant moins d’espoir pour le peuple irlandais que les deux camps, catholiques et protestants, étaient tous deux les jouets de Venise.

Venise prend le pouvoir

La Jacquerie d’Ulster fut l’un des détonateurs de la Guerre civile de 1642-1648 opposant les féodaux à la monarchie et couronnant, avec l’exécution de Charles 1er en 1649, la prise de pouvoir vénitienne. Un violent conflit avait rapidement opposé Charles 1er au parlement ; le roi, qui entendait régner en autocrate, s’était vu contraint de le convoquer face à la rébellion écossaise provoquée par la tentative de leur imposer l’anglicanisme. La guerre devenant inévitable, il fallut bien demander aux députés l’octroi de crédits. Dans le conflit croissant entre le monarque et les deux chambres, le point de non-retour fut atteint quand le parlement obtint l’exécution des deux conseillers de Charles 1er, Strafford et Laud 8, et fit la Grande Remontrance au roi.

En tentant de faire arrêter les chefs de l’opposition qui avaient trouvé protection auprès de la population en armes de la Cité de Londres, le roi commit l’irréparable. Cavaliers royalistes et Têtes rondes puritaines se livrèrent la guerre jusqu’au moment où Charles 1er, désargenté, capitula face aux Ecossais en 1644 et eut bientôt la tête tranchée à l’issu d’un procès intenté par le Parlement.

Cet épisode sanglant est bien souvent présenté comme symbolisant la conquête de l’indépendance parlementaire face à un pouvoir royal arrogant et despotique. Il faut, pour comprendre ce qu’est le parlement anglais, faire abstraction de la notion habituelle que l’on a d’une représentation nationale dans une république. Le parlement anglais, en particulier à cette époque, n’était pas destiné à représenter et à défendre les intérêts d’un peuple souverain mais ceux d’une coalition de féodalités. Les Lords étaient élus par leurs pairs, tous membres des plus anciennes et des plus grandes familles du royaume. Quant à la Chambre des Communes, il fallait, pour être électeur, être propriétaire et pouvoir justifier d’un revenu minimum de 40 shillings par an, ce qui concernait environ un dixième de la population suivant un système électoral totalement gangrené par l’incroyable corruption des « bourgs pourris » 9.

Aussi, quand Charles 1er eut la prétention d’exercer le pouvoir, les barons réagirent avec force et tentèrent de le lui reprendre. La question en jeu était fondamentale. Le roi pouvait-il exercer son pouvoir, et gouverner en prenant les décisions qu’il jugeait bonnes pour le royaume, ou n’était-il que le représentant et le défenseur des intérêts de la noblesse ? Dans le reste de l’Europe (à l’exception de Venise), le roi disposait de prérogatives lui permettant de passer outre les luttes de clans et de factions et de mener une politique à long terme.

En France, l’échec de la Fronde, - qui eut lieu dans les mêmes années et qui, comme en Angleterre, entendait limiter les pouvoirs du roi - autorisa le développement d’un Etat-Nation souverain conforme à la voie suivie par Louis XI. En Angleterre, l’opération réussit pleinement au prix d’une guerre civile désastreuse et de la deuxième Révolution d’Angleterre (Glorious Revolution de 1688).

La féodalité reprit le pouvoir. Venise triomphait dans un gouvernement à son image : un Grand conseil élisant un doge contraint de mener la politique des grandes familles oligarchiques.

Presque deux siècles plus tard, Disraeli en apportait une éclatante confirmation : « Le règne d’Anne fut une bataille entre les systèmes vénitien et anglais. Deux grands nobles whigs, Argyle et Sommerset, dignes de siéger dans le Conseil des dix, forcèrent leur souveraine sur son lit de mort à changer le ministère. Ils accomplirent leur objet. Ils amenèrent une nouvelle famille répondant à leurs propres conditions. George 1er était un Doge ; George II était un Doge ; ils étaient ce que Guillaume III, un grand homme, n’était pas, George III essaya de ne pas être un Doge. Mais il était matériellement impossible de résister à une combinaison de cette envergure. Il aurait pu se débarrasser des chefs du parti whig, mais il ne pouvait se débarrasser de la constitution vénitienne. Et une constitution vénitienne a bel et bien gouverné l’Angleterre depuis l’accession de la Maison des Tudors jusque 1832 » 10.

Jusqu’en 1832 ?

Une main de fer dans un gant de fer

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Oliver Cromwell

La guerre civile enfanta et porta au pouvoir le puritain fanatique Olivier Cromwell 11. Débarqué à Dublin le 15 août 1649 avec ses fameuses « Côtes de fer », Cromwell écrasa l’insurrection dans le sang. De Drogheda, il ne laissa pas un survivant. Wexford, malgré la capitulation de sa forteresse, subit le même sort. Le carnage s’étendit, les villes tombèrent les unes après les autres. Cinq cent mille personnes environ furent tuées, sans compter les exécutions prononcées par les cours martiales, l’exil de trente mille soldats et la déportation de milliers d’enfants, de femmes et de jeunes gens embarqués de force pour la Jamaïque et les Barbades afin d’y être vendus à l’encan comme esclaves.

A ce qui était désormais le « problème irlandais », le gouvernement apporta sa réponse : le refoulement de la population irlandaise d’origine dans la province déserte et aride du Connaught, sur la côte ouest, clôturé par un véritable cordon militaire. Cette politique était assortie d’une interdiction, pour les catholiques irlandais, de s’installer dans les villes, sur les îles ou à moins d’un mile des rives de la rivière Shannon ou du bord de la mer.

Expression du légendaire pragmatisme anglais ? Une loi dite des aventuriers (Adventurer Act) invita tout un chacun à se montrer patriote en souscrivant un emprunt de guerre remboursable par l’octroi de terres prises sur l’ennemi. Le fanatique Cromwell lui-même y souscrivit pour des sommes colossales.

L’adoption, en 1695, des Lois pénales (Penal laws) inaugura une nouvelle phase où la stratégie du « droit » se substituait à celle des armes. Inspirées par un authentique fanatisme, ces lois visant explicitement les « papistes » codifiaient minutieusement la persécution et l’apartheid religieux. Certes, elles visaient à humilier les catholiques où qu’ils fussent dans le royaume, mais elles revêtaient un caractère tout particulier pour l’Irlande sur qui pesait le spectre d’une éternelle vindicte engendrée par ses tentatives malheureuses d’alliance avec les puissances catholiques française et espagnole.

« Moines et évêques « papistes » étaient bannis de l’île sous peine de mort et les curés réfractaires traqués par des chasseurs de primes. L’enseignement catholique était proscrit. Il était interdit aux catholiques de posséder une arme ou un cheval d’une valeur supérieure à cinq livres. Ils étaient présumés coupables de tous les délits qui se commettaient dans le voisinage de leur résidence. La loi leur fermait les carrières civiles et militaires ; Ils n’étaient ni éligibles ni électeurs. Hormis la médecine, il ne leur était loisible d’exercer aucune profession libérale. Il leur était impossible d’acquérir la moindre parcelle de terre. Ils ne pouvaient se consacrer à l’industrie qui était jalousement régentée par des corporations protestantes sectaires et pusillanimes. Empêchés d’hériter d’un protestant, de se marier à une protestante, de défendre leur maigre bien contre un fils ou un frère apostat, ils étaient rejetés dans les limbes du non-être social, économique et politique. En revanche, ils acquittaient l’impôt, entretenaient la milice et, outrage suprême, versaient la dîme à cette Eglise protestante établie qui offensait leur foi et leur dignité. » 12

Ferrer la proie

Ces lois permirent à l’oligarchie terrienne et marchande dirigeant l’Angleterre de démembrer ce qui restait de la propriété irlandaise, d’écarteler les familles et de rompre le tissu social. Au catholique irlandais, il ne restait d’autre salut que de servir les landlords anglicans. Une sous-classe d’individus avait délibérément été créée, vivant dans une misère indécente, même pour l’époque.

La politique foncière fut l’un des instruments qui assura le succès de la stratégie anglaise ; alors que les protestants ne possédaient que 10 % de la terre en 1600, ils en possédaient 95 % en 1778.

A cela s’ajouta bientôt un train de mesures garantissant que l’Irlande ne puisse pas, par le développement de richesses industrielles et scientifiques, compenser le préjudice que représentait la perte de son domaine foncier. C’est ainsi qu’en 1663, était édicté le « Navigation Amendment », un ensemble de clauses réglementant le commerce maritime et qui contraignait l’Irlande à ne commercer qu’avec l’Angleterre.

Certaines lois, comme le « Cattle Act » de 1665, visaient purement et simplement à l’éliminer de secteurs concurrentiels. En effet, cette loi interdisait d’exporter du bétail, vivant ou mort, vers l’Angleterre. En 1746, on interdit à l’Irlande d’exporter de la verrerie ou d’en importer sur son territoire, sauf en provenance d’Angleterre. Chaque produit fut bientôt sous le coup de telles interdictions : soie, coton, poudre à canon, fer (etc.), rien ne devait entraver l’hégémonie économique anglaise et tout devait garantir la dépendance irlandaise.

Que les Irlandais s’avisent de tirer profit de l’élevage du mouton en développant une industrie lainière - rapidement compétitive - et bientôt l’exportation de la laine vers d’autres pays était interdite ; qu’ils essayent de développer la filature de lin et un ensemble de mesures répressives suivait bientôt leurs efforts.

Comme pour parachever cet ordre de destruction, une opération de pillage de l’économie irlandaise avait été tentée mais, fort heureusement, dénoncée et déjouée en 1724 grâce à l’énergique mobilisation de Jonathan Swift 13. Un sieur William Wood avait obtenu ; par patente royale, l’autorisation de produire certaines pièces de monnaie irlandaise. Or, cette monnaie fut frappée dans un métal vil de valeur très inférieure à sa valeur nominale. La circulation de cet argent aurait immédiatement entraîné une spirale inflationniste signifiant, à terme, la ruine de l’île. Ajoutons que la « monnaie Wood » obtint l’aval de l’Office du Maître de la Monnaie, occupé à cette époque par Sir Isaac Newton, adepte des sciences occultes et adversaire résolu des efforts de Leibniz 14 pour créer une nouvelle Renaissance humaniste en Europe et dans le monde.

Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas qu’un « produit » n’ait jamais connu d’entraves à son exportation : l’argent des loyers perçu par les landlords. On estime qu’en 1779, le revenu des loyers se montait à 732 000 livres (revenu global de l’Irlande : environ l million de livres) et en 1842, à la veille de la grande famine, à 6 millions de livres !

Autant cette hémorragie alimentait le luxe et le train de vie fastueux des propriétaires terriens à Londres, autant elle laissait l’Irlande exsangue. En 1787, une étude sur la pauvreté recensait, pour un district de 9000 personnes, dix lits et trente chaises. Des visiteurs du continent découvrent avec horreur cette misère. Gustave de Beaumont, qui voyageait en Irlande quelques années avant la grande famine, écrivait 15 : « Dans beaucoup de maisons, il n’y a qu’un habillement complet pour deux individus ; ce qui oblige presque toujours le prêtre de la paroisse à dire plusieurs messes le dimanche. Lorsque l’un a entendu la première messe, il rentre au logis, quitte ses vêtements et les donne à l’autre qui va aussitôt assister à la seconde.

Plus loin, il ajoutait : « Chez toutes les nations on trouve plus ou moins de pauvres, mais tout un peuple de pauvres, voilà ce qu’on n’avait point encore vu avant que l’Irlande l’eût montré. »

La révolution qui n’eut jamais lieu

Dès le début, les Anglais n’avaient cessé de rencontrer une résistance opiniâtre bien que souvent inégale.

Plusieurs tentatives furent faites par des puissances étrangères, en particulier par la France, pour aider cette résistance. La première tentative menée par Louis XIV, se solda par un échec 16 et réveilla la peur anglaise de voir les grands royaumes catholiques de l’époque, la France et l’Espagne, utiliser l’Irlande comme base arrière d’opérations contre leur pays.

Vers la fin du XVIIIème siècle, à l’heure des révolutions américaine et française, un vent de révolte soufflait déjà chez les protestants irlandais contre le mercantilisme éhonté de l’Angleterre et les entraves économiques et constitutionnelles qu’elle imposait à l’Irlande. La pression avait forcé Londres à rétablir, en 1780, la liberté du commerce. William Pitt le second, Premier ministre au moment de la Révolution française, craignant comme la peste l’effet de contagion, était prudemment revenu sur certaines limitations commerciales et avait assoupli ou aboli quelques lois anticatholiques.

En 1791, la United Irish Society voyait le jour. En 1795, elle décidait, en la personne de Theobald Wolfe Tone, un jeune avocat épiscopalien du barreau de Dublin, de solliciter l’aide française contre le joug anglais. Et, fait remarquable, si la direction de ce mouvement se recrutait en grande partie dans les classes commerçantes de Belfast et de Dublin, les deux confessions catholique et protestante y étaient pour la première fois également représentées. Pendant une courte période, l’oppression anglaise, qui avait toujours su utiliser à son profit le piège du conflit religieux, vacilla sous l’assaut de ces patriotes irlandais.

Lazare Carnot, le plus violemment anti-Anglais dans le premier Directoire, fut sollicité par Wolfe Tone, qui parvint à l’intéresser à un projet de « descente » en Irlande. Carnot, mieux que quiconque, connaissait parfaitement le rôle actif des Anglais, de leurs nombreux agents et espions, dans la guerre de Vendée et pour assurer l’échec de la Révolution. Il voyait, avec clairvoyance, en Londres l’ennemi principal et le plus dangereux 17. A deux reprises, la France s’efforça donc d’épauler la tentative irlandaise. En décembre 1796, une petite escorte partit sous le commandement du brillant général Hoche mais fut dispersée par la tempête. Outre la livraison de grosses quantités d’armes, on tenta alors une seconde expédition. Un millier de soldats placés sous le commandement du général Humbert débarquèrent en août 1798 mais succombèrent sur le sol irlandais face à des forces supérieures en nombre 18. Avec la prise de pouvoir de Napoléon, emporté par ses rêves impériaux et sa volonté de les imposer par la force des armes et du pillage financier, le projet de « descente » en Irlande s’évanouit.

ACTE 2
Le poids de l’Empire

L’échec des expéditions de Carnot emportait durablement tout espoir d’une libération irlandaise. L’Empire britannique triomphant était tout entier tendu vers sa quête d’hégémonie mondiale, l’Irlande lui rendant de bons et loyaux services en fournissant des contingents de soldats pour ses armées coloniales.

Plus que jamais, les Irlandais catholiques étaient contraints, pour survivre, d’exploiter la terre. Encore ne le faisaient-ils pas comme propriétaires - puisqu’ils étaient de moins en moins nombreux - mais en tant que métayers ou journaliers. Or, le prix des loyers, déjà élevé, avait sextuplé au cours du XVIIIème siècle.

Dépossédé de ses droits ; dépossédé de sa terre, le fermier irlandais était entièrement à la merci des landlords. Le gouvernement décidait-il de lever, en 1759, les restrictions pesant depuis un siècle sur l’élevage ? Rien n’empêchait le propriétaire, s’il jugeait cette activité plus rentable, d’expulser le fermier afin de récupérer une terre qu’il destinait désormais à la pâture. L’on assista à des évictions massives, le plus souvent menées sous l’autorité de la police ou de la troupe. Aucun prétexte n’était nécessaire, le propriétaire étant maître chez lui et, pour que le paysan ne revienne pas à sa cabane, celle-ci était promptement détruite. Les familles expulsées erraient dans la campagne et s’abritaient dans des scalpeens, un trou creusé dans le sol et recouvert de branchages.

Les termes de l’équation étaient fort simples : le propriétaire avait tous les droits, le paysan aucun. Si ce dernier faisait une quelconque amélioration, celle-ci était acquise au propriétaire. Or la terre était souvent de mauvaise qualité, elle ne pouvait produire qu’une fois améliorée. Cette disposition fut assouplie - par le Tenant Right - mais seulement dans la partie protestante de l’île, l’Ulster ...

La destruction de l’industrie rejeta la population catholique vers les activités agricoles, créant un phénomène de saturation artificielle par rapport à une surface donnée de terre cultivable. Les exploitations furent donc divisées en parcelles de plus en plus petites amenant des familles entières à subsister par l’exploitation de minuscules lopins d’un acre, d’un demi, voire d’un quart d’acre.

Loin de remédier au problème, les différents systèmes ne firent que l’aggraver. Le rundale, prévu pour garantir l’égalité des fermiers, prévoyait que la terre soit louée à plusieurs et répartie en fonction de sa qualité (bonne, mauvaise, moyenne). Les conséquences en étaient d’autant plus désastreuses qu’elles renforçaient l’extrême parcellisation de la terre. Ainsi, dans le comté de Maya 167 acres (environ 67 hectares) de terre de trois qualités différentes furent divisés en 330 parcelles réparties entre les familles des 110 habitants qui recevaient chacune trois parcelles de 0,2 hectare.

L’absurdité du système était telle que l’on aboutit à des cas comme celui d’un homme de Donegal qui, de désespoir, abandonna sa terre composée de 42 parcelles différentes !

Bien qu’étant de 80 à 100 % plus élevé qu’à Londres, le loyer de la terre pouvait encore grimper sous l’impulsion des cultivateurs eux-mêmes qui renchérissaient - tout en sachant qu’ils ne pourraient jamais payer - pour être sûrs d’obtenir le lopin de terre qui garantirait leur survie. Dans la logique de la théorie libérale où le marché fixe les prix en fonction de la rareté des biens, on peut donc dire que si les prix étaient prohibitifs, ce n’était nullement la faute des propriétaires ou des gérants, hommes « probes », mais celle des paysans du fait de l’implacable loi de la concurrence !

Une fois expulsés, les mauvais payeurs pouvaient toujours se mettre au conacre : la terre était louée juste en vue de la récolte. Il n’y avait pas de bail ; le propriétaire préparait le sol, le paysan apportait la semence, travaillait la terre, récoltait et payait le loyer. Le servage se trouvait ainsi de fait rétabli, avec toute l’hypocrisie du droit coutumier.

Trois millions de personnes dépendaient exclusivement de la pomme de terre, sa culture exigeant, de loin, la plus petite surface par rapport à son rendement. Quel cultivateur catholique aurait pu se payer le luxe de louer le double de surface pour produire des céréales ? Le simple fait que l’Irlande protestante était, à la même époque, exportatrice de céréales montre l’écart économique qui séparait les deux parties de l’île : l’une travaillait pour survivre, l’autre exportait un surplus.

L’ombre de Malthus

Après être longtemps restée stationnaire, la population européenne connaissait une croissance brutale, déjà amorcée au XVIIIème siècle. En Irlande, à cause des guerres, des expulsions et de l’émigration, la population avait stagné jusqu’en 1700 où elle comptait environ 2,6 millions d’habitants contre quatre millions à la fin du siècle. Entre 1800 et 1845, cette croissance s’accéléra brusquement, l’Irlande doublant sa population de quatre millions à un peu plus de huit millions (8175000 en 1841) bien qu’avec un net infléchissement vers 1821 et dans l’intervalle de 1830 à 1845, où sa croissance fut inférieure à la moyenne européenne. Notons au passage que, de toutes les explications données à cette étonnante et soudaine croissance, on oublie souvent la plus évidente (pourtant bien remarquée par Malthus lui-même) : la pomme de terre !

Au reste, la tendance était identique dans toute l’Europe. Entre 1710 et 1789, la population russe avait plus que doublé ; celle de la France, inférieure à 20 millions, passait à près de 26 millions. Quant à la croissance démographique de l’Angleterre, elle était essentiellement due à l’Irlande.

C’est aussi dans ces années que les théories malthusiennes se développèrent 19. Or, peut-on imaginer que la féodalité impériale britannique acquise à ces théories, ait pu ignorer une explosion démographique qui risquait de mettre la population irlandaise en supériorité numérique par rapport à celle d’Angleterre 20 ?

Au délabrement de l’Irlande répondait l’exclusion d’une population vivant, comme au Moyen Age, à 80 % de l’agriculture ; soit la proportion inverse de l’Angleterre, où 80 % de la population travaillait dans l’industrie ou en milieu urbain. Là, en dépit des conditions épouvantables subies par la masse ouvrière, celle-ci avait néanmoins sa place - relative - dans une société portée par une formidable expansion industrielle.

Des 80 % d’Irlandais travaillant dans l’agriculture, un grand nombre était sans emploi régulier en partie à cause de la taille des fermes (93 % d’entre elles ayant une surface inférieure à 30 acres - environ 12 hectares), et en partie parce qu’il y avait une période de plus de six mois où il n’y avait rien à faire aux champs. Avec, en 1835, trois-quarts des agriculteurs inemployés, le chômage touchait alors quelque 2 400 000 personnes.

Aussi, quand en 1845, le mildiou de la pomme de terre apparut, toutes les conditions énumérées par Malthus comme susceptibles de balayer une population étaient depuis longtemps déjà réunies : misère, manque d’hygiène, promiscuité, etc. Les voyageurs du continent qui traversaient l’Irlande en revenaient horrifiés, comme Gustave de Beaumont : « Depuis mon arrivée en ce pays (en 1725), la famine n’a presque pas cessé parmi les pauvres. La cherté des grains était telle l’année dernière que des milliers de familles ont été obligées de quitter leurs demeures pour aller chercher leur vie ailleurs. Il en a péri par centaines » [many hundred perished].

Et plus loin : « Comme on demandait, en 1832 à l’évêque Doyle, quel était l’état de la population dans l’ouest : ce qu’il a toujours été, répondit-il ; on y meurt de faim comme de coutume. » [People are perishing as usual].

Le mot était cruellement juste ; avant 1845, il y avait eu une bonne vingtaine de famines. Entre 1739 et 1741, la plus meurtrière d’entre elles avait emporté près d’un dixième de la population d’alors, soit quelque 250 000 personnes, sans que Londres n’en tire aucune conséquence pour l’avenir.

Pour être plus précis ; le cocktail explosif constitué par le retour périodique des famines et la dépendance exclusive de la pomme de terre était suffisamment connu pour qu’un certain professeur Murray écrive dans l’A.C.E. Circular du 7 janvier 1840 que « les lois céréalières ont pour effet d’imposer la pomme de terre comme aliment principal à la plupart des ouvriers : ce qui est très dangereux, les récoltes de ce légume étant très irrégulières et une disette toujours à craindre 21 ». Or, les ouvriers dont s’inquiète le professeur Murray sont anglais, c’est-à-dire dans une situation bien meilleure que celle des Irlandais.

De l’urgence de ne rien faire ou le laissez-faire

L’extraordinaire famine que connut l’Irlande dura cinq ans, de 1845 à 1850. Fin 1847, un léger mieux avait laissé croire que les récoltes seraient de nouveau saines, mais en 1848, le mildiou était réapparu, détruisant la moitié des récoltes. Pendant cette crise, l’intervention du gouvernement britannique fut à l’opposé de ce que l’on peut attendre de la « puissance publique » en de telles occasions ; loin de mobiliser le pays contre un fléau insupportable, il se contenta de jouer le rôle d’organisateur public de la charité et de la philanthropie privée.

Officiellement, on affirme que la lenteur de réaction manifestée par les autorités serait venue de la suspicion éprouvée envers les premiers rapports - de sources irlandaises - et par l’ignorance entourant le mildiou, notamment son processus de propagation (apparition lente puis progression très rapide).

Une fois l’ampleur du désastre établi, le premier ministre Robert Peel, un conservateur fortuné, proposa d’abolir la loi sur la protection du blé (Corn Laws) afin de permettre l’importation de céréales à bas prix pour nourrir l’Irlande, du moins partiellement. La réaction très violente de son propre parti - protégeant les intérêts de l’aristocratie terrienne anglaise - provoqua une scission et entraîna la chute du gouvernement.

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Les émeutes de la faim se multiplient en 1846-47

Face à l’urgence, Robert Peel avait, de sa propre initiative mais au travers de transactions secrètes, fait acheter 100 000 livres de maïs américain. Son souci n’était pas de garantir suffisamment de nourriture mais, en répartissant le grain dans différents dépôts, de pouvoir, en cas de flambée spéculative, libérer les quantités nécessaires pour garder des prix bas et empêcher l’éclatement de révoltes sociales. Tout conservateur qu’il fût, Peel n’en obéissait pas moins à la logique du « laissez-faire » jusque dans le choix du maïs américain, totalement inconnu en Europe. Inconnu sur les marchés européens, le maïs américain n’y était pas coté et son introduction ne pouvait risquer de faire monter un prix ... inexistant ! Partant, il n’y a aucune interférence avec le principe de libre entreprise !

Le deuxième volet de son plan consistait à reporter la responsabilité de l’aide sur le terrain à ces mêmes landlords qui bafouaient la dignité de leurs paysans. L’approvisionnement devait être organisé par des comités locaux, dont 650 avaient été ouverts dans le pays. Dominés par la notabilité et les propriétaires terriens, ces comités se finançaient en partie par la charité privée et, en proportion égale, par des subventions de l’Etat. Peel voulait également que les propriétaires financent (grâce à des prêts de l’Etat) le programme de chantiers publics qu’il mettait en place et qui devait permettre à la foule des chômeurs de gagner de quoi acheter sa nourriture 22.

Que cette stratégie ait permis d’éviter le pire en 1845-46 montre, par contraste, à quel point on aurait pu empêcher la catastrophe si l’on en avait manifesté la moindre volonté. Elle dénotait par ailleurs une stupéfiante ignorance de l’état économique de l’Irlande où la notion même de marché était inexistante. Déjà l’acheminement du maïs dans les parties les plus touchées de l’île - cette région de l’Ouest où les catholiques avaient été refoulés - s’était heurté à d’énormes difficultés dues au manque d’investissements infrastructurels. Quant au maïs, encore eût-il fallu que les gens aient l’argent pour l’acheter. La situation était telle que, dans certains endroits, les officiers qui surveillaient les stocks enfreignirent les ordres et donnèrent des céréales à des affamés, encourant ainsi le blâme de leurs supérieurs car les instructions spécifiaient que les céréales devaient être vendues et non données. En cas de besoin, les nécessiteux devaient s’adresser aux notables du village ou du district pour qu’ils créent un comité d’aide alors chargé d’acheter les céréales, pour le leur distribuer.

Outre les attaques des conservateurs, Peel dut subir celles des libéraux de l’Ecole de Manchester. La famine irlandaise était pour eux le cheval de bataille devant leur permettre - avec le parti radical qui s’inspirait ouvertement des théories de Bentham 23 - d’imposer le libre échange. En 1837 déjà - dès le début du règne de Victoria - un traité de libre échange avait été conclu avec les Etats-Unis ouvrant une brèche pour Richard Cobden et ses adeptes de l’« anti-protectionnisme ».

La théorie du « laissez-faire » était en fait déjà adoptée par les politiciens de tous bords. Ils se soumettaient avec une ferveur religieuse toute fanatique au credo affirmant que la propriété est sacrée, tout comme le droit du propriétaire, et qu’en aucun cas l’initiative et les intérêts privés, créateurs du marché, ne devaient être contrariés.
Avec la chute du gouvernement Peel, dont l’intervention, aussi limitée et intéressée soit-elle, leur était insupportable, les libéraux furent comblés. Le nouveau Premier ministre, Lord John Russell, était de leur bord. Le fils du 6ème duc de Bedford, frère du marquis de Tavistock 24 et grand-père de Bertrand Russell appliqua rigoureusement le « laissez-faire ».

En fait, John Russell conserva en apparence les mesures de son prédécesseur mais en les soumettant strictement au dogme de la non-intervention de l’Etat. Le gouvernement mit en place une véritable « cellule de crise » dans le but de contrôler la situation, de gérer et de veiller à l’application des politiques d’aides. La direction en fut confiée à Charles Edward Trevelyan, un homme d’autant plus important qu’il était à la tête du Trésor. Comme nombre de représentants de l’« Establishment », Trevelyan avait fait ses armes aux Indes où l’Empire britannique utilisa avec le même cynisme l’arme des famines artificielles. Là, il avait rencontré et épousé la fille de Lord Thomas Macaulay, un membre du Conseil suprême de l’Inde qui mettait en garde contre le développement démographique trop rapide, non pas de l’Irlande mais de la Chine, - autre puissance à soumettre du point de vue de l’impérialisme anglais.

Trevelyan était membre de la Clapham Sect 25, un club privé où se retrouvaient des grandes familles affichant des opinions philanthropiques et évangéliques. Intégriste rigide, Trevelyan voyait dans la famine le châtiment de Dieu s’abattant sur les Irlandais paresseux. Il ne fallait donc pas s’attendre à ce que Charles Edward Trevelyan s’oppose à cette volonté qu’il prêtait à Dieu : « Nous ferons ce que nous pouvons mais nous devons laisser le reste à Dieu. » A l’instar du nombre d’« humanitaristes » contemporains prêchant qu’« il vaut mieux apprendre aux hommes à pêcher plutôt que de leur apporter du poisson », Trevelyan estimait qu’il fallait « apprendre au peuple à compter sur lui-même pour valoriser les ressources de l’île plutôt que de recourir en toute occasion à l’aide gouvernementale. »

C’est donc cet homme qui devint le « protecteur » de trois millions de vies humaines. Et quand on compare les 50 000 livres dépensées par le gouvernement de la reine Victoria pour l’Irlande aux 20 millions de livres alloués comme dédommagement aux trafiquants d’esclaves des Antilles, on comprend bien quelle est la part que Trevelyan entendait laisser à Dieu et à la responsabilité des Irlandais.

Mourir de soif à côté de la fontaine

En réponse aux nombreuses critiques qui avaient accueilli l’importation de maïs américain par Robert Peel, le gouvernement avait promis cette fois-ci qu’il ne commettrait en aucun cas la même « erreur ». Trevelyan en résuma brutalement la raison : « Le commerce s’est trouvé « paralysé » à cause des achats qui ont entravé le fonctionnement de l’entreprise privée et son droit légitime à un profit : et comment s’attendre en effet à ce que les négociants investissent pour constituer les énormes stocks nécessaires face à la pénurie de pomme de terre de cette année si à tout moment le gouvernement peut intervenir avec des approvisionnements - vendus à bas prix - ce qui est de nature à priver les négociants de leur profit et à « leur faire même enregistrer une perte » ? »

Les marchands exigèrent des garanties qu’aucune nourriture ne serait importée. Celles-ci leur furent données le 17 août 1846 à la Chambre des communes par Charles Wood.

Les lectures de la famine irlandaise faites ultérieurement tendent à justifier la réaction ambigüe du gouvernement britannique par le fait qu’il aurait mal apprécié la gravité de la situation, ou qu’il était victime de luttes au sein de l’« Establishment ». Quand bien même seraient-elles vraies, ces tentatives de blanchir ou de relativiser la responsabilité de l’Angleterre tombent face à un simple élément. Car, au moment où des millions d’individus erraient sur les routes à la recherche d’une miette de pain, l’Irlande exportait de la nourriture et plusieurs des grandes villes du royaume, comme Londres ou Glasgow, possédaient des stocks de céréales. En effet, le mildiou n’avait détruit que la pomme de terre. Quant aux céréales et aux autres productions agricoles, cultivées par les colons protestants plus riches, elles prospéraient en Irlande même.

L’exportation de céréales vers l’Angleterre ne pouvait se faire sans susciter la révolte. Dans un premier temps, les paysans affamés tentèrent de s’opposer au chargement et au départ des navires ; mais bientôt la troupe fut appelée. Elle chargea et tira dans la foule, laissant des morts et des blessés derrière elle.

Dès ce moment, le gouvernement britannique prit des mesures pour protéger le transport des céréales vers les ports, qui s’effectua dorénavant sous escorte armée. D’où il ressort que là où la couronne était incapable de réunir l’argent pour nourrir la population, elle sut le trouver pour entretenir en Irlande une impressionnante garnison dont le nombre dépassait largement celui du contingent stationné en Inde. Viande, biscuits et vin pour la troupe, avoine pour les chevaux, permettaient aux soldats de maintenir l’ordre avec efficacité contre des hordes d’affamés. L’ordre des priorités avait été clairement établi !

John Russel avait conservé avec les travaux publics l’un des éléments clés de son prédécesseur. On espérait par ce biais atteindre deux objectifs : les chômeurs gagneraient de quoi survivre et, en développant le commerce, on pousserait les marchands à investir en Irlande. Toutefois, i1 était établi que ce programme ne devait en aucun cas interférer avec l’entreprise privée tant et si bien que, sitôt achevée la construction de quelques routes et ponts, on en vint rapidement à bâtir des ouvrages n’ayant aucune utilité. Comme il fallait également garantir que les nouveaux venus sur le marché du travail ne cassent pas les salaires et ne fassent pas concurrence aux entreprises anglaises, leur rétribution fut fixée en dessous du minimum vital ou encore liée à la productivité. Ce qui, vis-à-vis d’individus affaiblis par la sous-alimentation et la maladie révélait un sérieux manque de compassion et sapait les objectifs de relance fixés au départ. Mais enfin, les « moralistes », groupés autour d’Edward Trevelyan et de Charles Wood, le chancelier de l’Echiquier, n’avaient-ils pas expliqué à de nombreuses reprises que le problème de l’Irlande venait du manque d’esprit d’entreprise et de l’indolence de ses habitants ? D’ailleurs, le nouveau gouvernement abandonna la subvention de ces travaux par l’Etat, comme l’avait instituée Robert Peel, pour obliger les landlords à porter leur part du fardeau. Plus que jamais, l’Etat estimait que c’était à eux qu’il revenait de prendre la responsabilité de leurs tenantry (tenanciers) car il fallait, comme l’affirmait Trevelyan, forcer la « richesse irlandaise à se charger de la pauvreté irlandaise ».

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La perception anglaise des Irlandais

Régression politique ou aveu explicite de la pérennité d’un ordre féodal inchangé ? Là où un Etat moderne aurait considéré comme de sa responsabilité propre de secourir ceux qui étaient dans la détresse, l’Empire britannique réaffirma son catéchisme féodal : de même qu’au Moyen Age il incombait au seigneur d’assurer la protection armée de ses vassaux en leur ouvrant les portes de son donjon face aux invasions barbares, de même il incombait maintenant aux landlords, et non à l’Etat, d’assumer la survie de leur clientèle face aux calamités naturelles.

Cependant, la plupart des propriétaires fonciers, du fait de l’insolvabilité de leurs cultivateurs, ne touchaient plus de loyers. En mars 1847, au plus fort de la famine, 714 000 personnes avaient déserté les champs et essayaient de gagner leur pitance sur les chantiers. Mais les salaires étaient si bas, les ouvriers si épuisés, l’inutilité des travaux si évidente, que l’échec était patent. Russell et Trevelyan décidèrent donc de fermer les chantiers et d’ouvrir des soupes populaires. Dès la première semaine de juillet, trois millions de rations furent servies. Les soupes populaires s’avérèrent rapidement plus efficaces et moins onéreuses que les travaux publics. Le succès se manifesta par une baisse rapide de la mortalité. Et pourtant, contre toute logique, dès août 1847, le gouvernement fermait les soupes populaires, renvoyant la population à sa misère.

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image parue dans le Harper’s Weekly

De Charybde en Scylla

Réduits à une insupportable misère, les paysans irlandais cherchaient refuge dans les workhouses, les « asiles de travail » (les « Bastilles des pauvres »). Créées dans tout le Royaume Uni à la suite de l’adoption, en 1838, de la loi sur les pauvres (Poor Law), les workhouses étaient destinées aux miséreux et se donnaient comme objectif de combattre le paupérisme. L’asile avait donc été pensé et organisé pour que nul ne soit tenté d’abuser des « bienfaits » et « avantages » qu’il dispensait. Les bâtiments sinistres étaient conçus pour être aussi inconfortables que possible : en guise de lits, des bas flancs recouverts de paille, familles séparées, hygiène inexistante et conditions de vie répugnantes. Bientôt, les asiles devinrent un terrain privilégié de propagation de maladies qui, conjuguées à la famine, accrurent considérablement le nombre des décès. Typhus, tuberculose, rougeole, diarrhées hémorragiques mettaient rapidement un terme aux souffrances des plus faibles.

Et pourtant, n’entrait pas qui voulait dans ce temple de la charité victorienne. Seuls ceux qui cédaient toute propriété foncière inférieure à un quart d’acre pouvaient y être hébergés. Au-delà de cette surface, la propriété revenait de facto au landlord.

En dépit de cela et de la haine que leur vouait la population, les asiles hébergèrent, en 1849, près d’un million de personnes. Cette année-là, on enregistra près de 2500 décès par semaine. L’aide gouvernementale était pour ainsi dire inexistante, à tel point que même les asiles devaient se financer grâce à la charité publique, l’Etat ne donnant rien. Bientôt, nombre de ces asiles, en banqueroute, durent fermer leurs portes et jeter leurs « protégés » sur les routes.
C’est également en 1849 que Russell, sous le feu des critiques qui affirmaient que l’on dépensait trop pour ces Irlandais « paresseux » et « frivoles » « abusant » de la « générosité » de John Bull, eut l’idée d’introduire un impôt frappant le Nord protestant pour secourir le Sud catholique. Espérait-il, ce faisant, panser les plaies de la discorde religieuse ?

En fait, à force de ne rien faire, la famine était en train d’engloutir les ressources financières de l’Irlande pendant que Londres se cantonnait dans un immobilisme forcené. Le parlement, sous le feu des critiques l’accusant de gaspiller l’argent des contribuables en faveur des Irlandais ingrats, se complaisait dans l’impuissance. Pendant ce temps, le monde s’émouvait de cette insupportable situation, à commencer par la diaspora irlandaise. 40 000 livres furent réunies par les troupes irlandaises stationnées en Inde, 500 000 livres en 1849 par les émigrés irlandais d’Amérique et le double en 1851. Le Congrès américain autorisa l’affrètement de navires de guerre pour envoyer quelque 20 000 tonnes de provisions et les Rothschild collectèrent 40 000 livres.

La Reine Victoria ne fut pas en reste et offrit « royalement » 2000 livres, geste révélateur et calculé de celle qui, d’un seul mot, aurait pu mobiliser les fastueuses ressources de l’Empire pour sauver ses propres sujets. Mais si la politique officielle du gouvernement était le recours à la charité privée, n’était-il pas logique qu’elle fût la première à donner l’exemple avec une édifiante parcimonie ?

Car le puissant et richissime Empire qu’elle gouvernait se montrera singulièrement avare. On estime qu’en 1853, le montant net des dépenses de la Grande-Bretagne pour secourir l’Irlande se montait à sept millions de livres, soit moins de 0,5 % de son PNB, en cinq ans. Rappelons à titre de comparaison les 20 millions de livres - déjà citées plus haut - de dédommagement aux propriétaires d’esclaves des Antilles dans les années 1830 et les 70 millions de livres dépensées pour la guerre de Crimée en 1854-1856. Rappelons enfin qu’en 1801, lorsque le traité d’union de l’Angleterre et de l’Irlande était en préparation, le premier ministre Pitt, n’avait pas hésité à dépenser un million de livres de l’époque pour corrompre les députés irlandais.

Edward Twisleton, Commissaire aux pauvres, remarquait début 1849 qu’il « faudrait des sommes relativement dérisoires » pour que la Grande-Bretagne « s’épargne le déshonneur de laisser mourir de faim un seul de ses chers sujets ». En 1849, il démissionnait au motif que « la misère ici était si horrible et l’indifférence de la Chambre des Communes si manifeste qu’il se sentait l’agent d’une politique pour laquelle il avait peu de goût : l’extermination ».

En juin 1849, la société des Quakers - qui avaient été parmi les premiers à se mobiliser - quitta l’Irlande en expliquant que « seul le gouvernement peut rassembler les fonds et mettre en œuvre les mesures nécessaires pour sauver la population ».

L’exil ou la mort

Pour ceux qui en avaient encore la force et les moyens, il restait l’émigration. Pendant un temps, le gouvernement avait envisagé une « solution finale » très simple : l’émigration en Australie. Certains landlords avaient même payé la traversée à leurs paysans dans l’espoir de résoudre ainsi le problème de la « modernisation » de l’agriculture, « otage d’une main d’œuvre agricole trop nombreuse ». Quelque 300 000 jeunes femmes avaient déjà pris la mer en direction de l’Australie, ce territoire immense où étaient expédiés les bagnards et les criminels.

Cette « solution » ne fut cependant pas retenue. Estimait-on que la famine saurait « naturellement » pousser les gens vers le départ ? Les Irlandais émigrèrent donc en masse vers le Canada et les Etats-Unis, non sans avoir subi des conditions de voyage qui ne le cédaient que de bien peu à celles des bateaux négriers. (Le nombre de décès - pendant la traversée ou à l’arrivée - se situait dans les 10 à 15 % des passagers, proportion analogue à celle des esclaves du XVIIIème siècle.) En dix ans, entre 1845 et 1855, 2,5 millions d’Irlandais quittèrent leur pays pour créer une diaspora extrêmement importante qui contribua puissamment à l’édification de l’« Amérique ». Est-il besoin de rappeler l’origine irlandaise d’un certain John Fitzgerald Kennedy, qui permit à l’Homme de marcher sur la Lune ?

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Pour l’Irlande Libre, magazine de la communauté irlandaise publié en 1900 à Paris, la responsabilité de la reine d’Angleterre est clairement établie

Epilogue

Il est assez difficile de savoir combien de personnes périrent pendant la famine. Le recensement de 1841 donne une population de 8175 000 Irlandais ; celui de 1851, 6 552 000 personnes. Entre les deux, l 623 000 individus ont donc disparu sans que l’on sache s’ils sont morts ou s’ils ont émigré. Certaines recherches récentes chiffrent à 1 100 000 les disparitions dues à la famine, ce qui supposerait que l’émigration se soit limité à 500 000 personnes - chiffre clairement en dessous de la réalité. En fait, Cecil Woodham Smith remarque que, en raison des difficultés géographiques et de la réticence des Irlandais à se faire recenser, la population de 1841 dépassait certainement les chiffres officiels. C’est ce que confirment les témoignages des fonctionnaires chargés de l’aide sur le terrain, qui estiment que la population réelle était supérieure d’au moins 25 % (2 043 000), soit un total de 10 218 000 individus. A l’appui de cette affirmation, Cecil Woodham Smith cite l’effroi des landlords quand, délivrant de la nourriture dans un endroit où soixante personnes étaient censées vivre, ils en voyaient surgir quatre cents. Si l’on se base sur l’estimation corrigée de 1841, ce seraient donc 3 666 000 personnes qui auraient disparu.

Or, les fonctionnaires du recensement eux-mêmes, en tenant compte du taux normal d’accroissement de la population après 1841 (ils la chiffrent à 9018 000 au début de la famine) estiment que les disparitions auraient atteint 2 500 000. Si, à notre tour, nous prenons en compte l’accroissement démographique normal dans l’hypothèse d’une population de 10 218 000 individus en 1841, nous dépasserons alors le nombre de 4 000000 disparus.

Retranchons de ce nombre le million d’Irlandais qui émigra réellement entre 1846 et 1851, et nous verrons que l’on peut estimer les victimes de la famine à environ trois millions de personnes, soit plus du tiers de la population officiellement recensée en 1841. L’hémorragie ne s’arrêta pourtant pas avec la fin de la famine. Dans les dix ans qui suivirent, 1 800 000 personnes partirent ; en l’espace de soixante ans, plus de cinq millions. Aussi, en 1911, l’Irlande ne comptait-elle que 4 390 000 habitants, soit à peine plus de la moitié par rapport au chiffre de 1841 26 !

Ce génocide, ou plutôt la politique ayant menée à ce génocide, appartient-elle au passé ? Cela supposerait que l’Empire britannique appartienne au passé. Or, contrairement aux apparences, rien n’est moins sûr si l’on en croit John Darwin, un historien britannique qui commentait en ces termes le processus de « décolonisation » censé donner l’indépendance aux colonies : « le transfert de pouvoir était, dans une certaine mesure, la poursuite de l’empire par d’autres moyens, informels. »

Aux horreurs de la famine irlandaise, répondent aujourd’hui, les horreurs de la Bosnie ou du Kosovo et bien d’autres ignorées des médias. Elles montrent que, faute d’un dessein généreux, les pays et les peuples occidentaux qui n’ont pas le courage de lutter contre la forme moderne de ces empires et des maux qu’ils génèrent pourraient bien, à leur tour, subir ce type de tragédie qu’a connu l’Irlande.

Notes :

1. Prospera d’Aquitaine édita le premier recueil de textes choisis de saint Augustin.

2. Le code Brehon (le code des juges) était un ensemble de lois orales régissant le fonctionnement de la société gaélique.

3. Un acre = 4046,86 m2.

4. Pierre Joannon, Encyclopedia Universalis

5. En 1598, une grande insurrection avait eu lieu depuis l’Ulster, la province la plus gaélique. Les Irlandais, sous le commandement des comtes de Tyronne et de Tyrconnel, avaient battu les Anglais. Elisabeth envoya des troupes en nombre considérable qui réprimèrent l’insurrection en 1600. Les Irlandais, alliés avec les Espagnols, attendaient des renforts qui débarquèrent trop tard, et dans le sud de l’Irlande alors que la bataille se livrait dans le Nord, en Ulster. Se hâtant pour venir en aide à leurs alliés, les comtes de Tyronne et de Tyrconnel furent battus par les Anglais à Kinsale en 1601. Après cette défaite, ils s’enfuirent à Rome. Leur départ entraîna la « plantation » d’Ulster, c’est-à-dire une colonisation massive de l’Ulster, leur fief, par les colons anglais et écossais.

6. Catherine Maignant. Histoire et civilisation de l’Irlande, p. 43

7. Précis d’histoire de l’Angleterre. George Macaulay Trevelyan. Payot, Paris, 1972. p. 195.

8. Le conflit politique se doublait d’un conflit religieux. Charles 1er qui s’était déjà, par ses maladresses, aliéné une opinion favorable, aggrava la situation par un absolutisme religieux qu’encourageait son épouse, Henriette de France. De 1629 à 1640, il gouverna sans le parlement, secondé pas ses deux conseillers, William Laud, archevêque de Canterbury, et Thomas Wentworth, 1er comte de Strafford (nommé en 1640 lord-lieutenant d’Irlande). Laud, qui cherchait à imposer une liturgie anglicane proche du catholicisme, réprima durement les puritains et les presbytériens, provoquant ainsi un très profond mécontentement. Ceux-ci s’allièrent avec le parlement contre le roi. En ce qui concerne Strafford, il devint le bras droit du roi en 1639, au moment de la révolte de l’Ecosse. La défaite du roi sonna leur propre fin. Laud fut envoyé à la tour de Londres. Strafford fut accusé de trahison et exécuté sans que le roi ne puisse s’y opposer.

9. Au XVIIIème siècle, les circonscriptions électorales étaient toujours celles du XVIème siècle. Des bourgs autrefois importants élisaient le même nombre de députés que deux siècles auparavant. Par exemple, dix-neuf bourgades des Cornouailles élisaient ensemble trente-huit députés, alors que les nouvelles villes de Manchester, Leeds, Sheffield ou Birmingham n’en élisaient aucun. Le suffrage censitaire limitait le recrutement des candidats et des électeurs aux milieux nantis, dans un système où les mandats législatifs s’achetaient ouvertement (en 1768, Lord Chesterfield aurait ainsi offert 2500 livres pour un siège destiné à son fils). L’appellation de « bourgs pourris » désignant des circonscriptions électorales où l’élection n’est qu’une formalité pour désigner un « fils favori », élu d’avance, vient de là. La perversion du système faisait que la Chambre des Communes était en fait constituée par les fils, neveux, cousins et la clientèle de la Chambre des Lords. Fonctionnant ainsi en circuit fermé le « parlement » est un partenaire fort peu dérangeant pour l’« establishment » en place.

10. Coningsby or The New Generation, Benjamin Disraeli. Oxford University Press, 1982. p. 232.

11. Cromwell et ses partisans aussi bien que leurs adversaires royalistes pratiquèrent une politique de pillage et de crime organisé en Irlande. Ils constituèrent ainsi les deux faces des mêmes intérêts terriens, marchands et financiers, contrôlés par des réseaux bancaires liés à Gênes et Venise.

12. Pierre Joannon, Encyclopedia Universalis.

13. Jonathan Swift (1667-1745), né à Dublin, appartenait à une famille récemment implantée en Irlande. Le grand public le connaît surtout comme l’auteur des fameux Voyages de Gulliver mais, outre sa fonction de ministre anglican, il fut aussi un polémiste qui joua un grand rôle politique. Proche des milieux républicains, ayant une certaine influence auprès de la reine Anne, il œuvra à la création de la nouvelle république des États-Unis (voir à ce propos How the Nation Was Won, America’s Untold Story, Graham Lowry, EIR, 1988). C’est dans ses Lettres du drapier que Swift explique la fraude de William Wood. Ces lettres, où il pose notamment l’égalité devant la loi et devant la couronne des Anglais et des Irlandais, lui vaudront de voir sa tête mise à prix. Sur la misère de l’Irlande, il écrit notamment la polémique et très caustique « Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public », où il propose que les enfants en bas âge servent de nourriture, résolvant ainsi les problèmes « endémiques » de famine et de « surpopulation » de l’Irlande.

14. Le génie de Wilhelm Gottfried Leibniz (1646-1716) ne s’exerçait pas seulement dans la physique, la philosophie ou la théologie mais aussi dans l’ordre politique. Il fut l’âme et le moteur de l’humanisme républicain, C’est-à-dire d’une politique de bien commun respectant et encourageant les facultés créatrices de tous, afin que chacun puisse être citoyen et non sujet. Il œuvra avec constance à l’établissement d’une entente s’étendant de l’« Europe à la Chine ». Les quatre ans qu’il passa en France (de 1672 à 1676) à l’Académie royale des sciences lui permirent d’avoir une influence sur les meilleurs esprits de l’époque. Leibniz attaqua virulemment les conceptions de Locke qui imprégnaient alors la philosophie politique de l’Angleterre. Devenu conseiller de Sophie de Hanovre, Leibniz fut bien près de jouer un rôle politique de premier plan en Angleterre. En effet, la mort de la reine Marie, en 1694, avait placé Anne sur le trône en attendant que son seul enfant encore en vie, le duc de Gloucester, atteigne la majorité. La mort de celui-ci en 1700 posa un problème de succession. Le prétendant au trône, le catholique Jacques II était en exil, et les nobles protestants ne souhaitaient pas le voir revenir. La seule solution était que Sophie de Hanovre, l’arrière petite-fille de Jacques 1er, prenne le pouvoir, ce qui aurait eu lieu si Anne était morte prématurément. Leibniz serait alors devenu le conseiller de la reine.

15. L’Irlande sociale, politique et religieuse, Gustave de Beaumont, Ch. Gosselin, Paris, 1842.

16. Louis XIV soutint la cause irlandaise, non par respect pour l’Irlande et la dignité des Irlandais, mais dans l’intérêt géopolitique de la Cour française. Son modèle « absolutiste », « catholique », imprégné de culte solaire, ne pouvait comprendre la passion irlandaise, portée par un christianisme fondé sur un idéal de justice et de mandat représentatif.

17. Les régimes féodaux européens s’opposaient en effet à la Révolution française par la force des armes et des dogmes. Au contraire, l’Angleterre s’efforça toujours de pervertir la Révolution française de l’intérieur, non seulement en entretenant la « discorde chez l’ennemi », c’est-à-dire en finançant les sans-culottes, les ultra-jacobins et les monarchistes, mais en utilisant l’arme idéologique et - une fois de plus - religieuse. Elle réussit en opposant le christianisme - prétendument représenté par la monarchie et les seigneurs féodaux - à la cause de la Révolution, prétendument représentée par ses extrémistes. Carnot est l’un des rares, sinon le seul des républicains français à avoir non seulement compris cette question, mais tenté de lui apporter une réponse politique : celle d’une éducation républicaine « élevant à la dignité d’homme tous les individus de l’espèce humaine ».

18. Outre qu’elles étaient mal préparées, ces expéditions ont été constamment espionnées et sabotées par les agents anglais actifs à Paris.

19. Thomas Malthus (1766-1834) affirme que la famine vient du déséquilibre que provoque la croissance géométrique de la population par rapport à la croissance arithmétique de la nourriture. Il en conclut qu’il faut réduire la population par des moyens préventifs si l’on ne veut pas qu’elle soit réduite par les guerres et les épidémies. Partisan d’une économie libérale, il fustige aussi les aides aux indigents prévues par les Lois sur les pauvres. On peut s’étonner que Malthus n’ait jamais écrit quoi que ce soit sur l’Irlande, comme l’ont souligné plusieurs commentateurs, tant, de son vivant déjà, la situation sur l’île semblait illustrer sa théorie. Sans doute cela aurait-il rendu les choses trop claires.

20. Voir les écrits de Lyndon LaRouche. Il démontre comment le potentiel relatif de densité démographique constitue la seule mesure réelle du progrès d’une société (en particulier « Alors, vous voulez tout savoir sur l’économie ? », éd. Alcuin, Paris, 1998). Voir également les articles publiés par Nouvelle Solidarité sur le mémorandum NSSM 200. Ce mémorandum, rédigé en 1974 à la demande du Conseil de la sécurité des Etats-Unis, mettait explicitement en garde contre la croissance démographique dans un certain nombre de pays du tiers monde, qui entraînerait selon les auteurs du rapport des exigences en matière économique de la part de ces pays, ce qui risquerait d’avoir des conséquences sur la sécurité des approvisionnements des Etats-Unis en matières premières. Il constitue une expression moderne de la doctrine malthusienne, visant à réduire la croissance des populations du tiers monde. Ce choix raciste et idéologique - parfois connu sous le nom de « doctrine Kissinger », l’un des inspirateurs de NSSM 200 - est le plus souvent vendu enrobé de considérations hypocrites sur le développement durable des peuples et la libération des femmes.

21. Cité dans Richard Cobden, un révolutionnaire pacifique de Charles Taquey, p. 147. Ed. Gallimard, Paris, 1939.

22. On ne peut s’empêcher, en voyant le type de plan imaginé à l’époque pour l’Irlande, d’être frappé par la similarité de ce plan avec celui (entre autres) mis en place pour la reconstruction de la Bosnie. L’argent avancé par les institutions ou les pays donateurs était placé dans un fond destiné, non aux investissements dans les infrastructures détruites par la guerre, mais à servir de garantie pour les investisseurs privés. Le rapport de la Banque mondiale soumis à la première conférence sur la reconstruction de la Bosnie, en décembre 1995, affirmait : « Comme ailleurs en Europe centrale et de l’Est, une production accrue proviendra probablement de la croissance du secteur des services et des industries légères créées par des entrepreneurs privés. L’Etat devrait se concentrer sur la mise en place (...) d’un cadre juridique, régulateur et institutionnel promouvant le bon fonctionnement des marchés libres. » Quant à la remise en état des capacités productives, il suffit de citer Carl Bildt, le « haut représentant » de la Bosnie qui disait en 1996 à Washington : « Une grande partie de l’industrie est, bien sûr détruite. La production industrielle représente moins de 10 % de sa capacité d’avant la guerre. Une grande partie de cette capacité industrielle, il faut le dire, ne sera jamais rétablie (…) ».

23. Jeremy Bentham (1748-1832), philosophe anglais disciple de Hobbes et fondateur de l’« utilitarisme moral ». Premier dirigeant des services secrets anglais, il s’illustra par ses opérations menées contre la Révolution française, en encourageant et finançant tous les extrémismes, et notamment le jacobin. Par ailleurs, il conçut le fameux « panoptique », le fort peu libéral système de miroirs permettant à un seul gardien de contrôler le plus grand nombre possible de prisonniers soumis au travail forcé dans les geôles de Sa Majesté.

24. Avec Lord John Russell, marquis de Tavistock, arrive au pouvoir un représentant d’une de ces familles féodales qui avaient su mater des rois pour imposer la défense de leurs intérêts. Les Russell, comme les Cecil, les Herbert ou les Howard, avaient non seulement joué un rôle actif dans la prise de pouvoir vénitienne, mais avaient également - souvent au travers de méthodes où l’assassinat figurait en bonne place - décimé chez leurs pairs, tout potentiel d’une noblesse souhaitant bâtir en Angleterre un véritable Etat-nation inspiré par le « modèle français » de Louis XI.

25. La Clapham Sect était en fait un groupe de chrétiens évangéliques se recrutant parmi de vieilles familles anglicanes aisées et influentes, comme les Wilberforce, les Thornton, les Macaulay. Ce groupe se forma autour de John Venn, recteur de Clapham à Londres, et s’appliqua à « moraliser » la société en luttant pour l’abolition de l’esclavage, mais aussi pour l’arrêt de sports cruels, en faveur de réformes carcérales, ou encore en aidant financièrement diverses sociétés bibliques.

26. « Un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants ont été délibérément et froidement assassinés par le gouvernement anglais. Ils sont morts de faim au milieu d’une abondance qu’ils avaient produite de leurs propres mains et il serait ridicule de vouloir faire la distinction entre ceux qui sont véritablement morts de faim et ceux qui ont été victimes du typhus, de toute façon causé par la famine. « D’autre part, je considère qu’il s’agit d’une fausse famine : c’est-à-dire, une famine qui a ravagé une île riche et fertile, qui produisait chaque année bien plus que nécessaire pour nourrir ses habitants. Certes, les Anglais ont vu dans cette famine « un don de la Providence » et l’ont attribuée entièrement au mildiou. Mais la pomme de terre a connu le même fléau dans toute l’Europe et il n’y a pourtant pas eu de famine ailleurs qu’en Irlande. Par conséquent, la version britannique de l’événement est à la fois mensongère et blasphématoire. Si c’est le Tout-Puissant qui a envoyé le mildiou, ce sont bien les Anglais qui ont créé la famine (…) La soumission de l’Irlande est désormais assurée, jusqu’à ce qu’une quelconque catastrophe mette à bas cette tentaculaire entreprise commerciale qu’est l’Empire britannique. (…) » Cette citation de John Mitchel, l’un des dirigeants de la Jeune Irlande dans The Last Conquest of Ireland (Perhaps) est reprise de l’ouvrage de Peter Gray (voir bibliographie).

Bibliographie :

  • Paul Gallagher, étude sur le mouvement des monastères irlandais, août 1994, non publié.
  • René Frechet, Histoire de l’Irlande, Coll. Que sais-je, PUF
  • Catherine Maignant, Histoire et civilisation de l’Irlande, Coll. 128, Nathan Université.
  • Jean Guiffan, Histoire de l’Irlande.
  • Pierre Joannon, article sur l’Irlande, Encyclopedia Universalis
  • Helga Zepp-LaRouche,Peter Abelard : Discoverer of Individuality in the Feudal Age, Fidelio, été 1996.
  • Philippe Messer, A la lumière des cathédrales, Nouvelle Solidarité n°14 du 7 août 1998.
  • La quête du Graal. Coll. Le Livre de vie, éd. du Seuil
  • Pursuit of Power, Venetian Ambassadors Reports on Spain, Turkey, and France in the Age of Philip II, 1560-1600. Edité et traduit par James C. Davis Torchbook Library Edition. Harpersand Row publishers. New York, Evanston et Londres
  • George Macawlay Trevelyan, Précis d’histoire de l’Angleterre, Payot, Paris, 1972. p. 195
  • Benoît Chalifoux, L’oligarchie contre l’Etat-Nation, le cas de Bertrand Russell. Nouvelle Solidarité n°11 du 19 juin 1998.
  • Gustave de Beaumont, L’Irlande sociale, politique et religieuse, Ch. Gosselin, Paris, 1842.
  • Cecil Woodham Smith, The Great Hunger, editions Old Town Books, New York.
  • Peter Gray, L’Irlande au temps de la grande famine, Editions Découvertes Gallimard, p. 94.
  • Charles Taquet, Richard Cobden, Un révolutionnaire pacifique.
  • EIR, Tiny Rowland, The ugly face of neocolonialism in Africa.