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Energy of the Future / L’énergie du futur
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Une interview avec le Dr. Srikumar Banerjee
Fission nucléaire : L’humanité est en train de rater une occasion extraordinaire

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Interview donnée par le Dr Srikumar Banerjee à EIR lors du Congrès sur le nucléaire dans le bassin du Pacifique, qui s’est tenu à Vancouver, au Canada du 25 au 29 août 2014. [1]

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Dr Srikumar Banerjee

EIR : Dr Banerjee, dans le cadre du Congrès sur le nucléaire dans le bassin du Pacifique qui se tient à Vancouver, en Colombie-Britannique, vous avez fait une conférence aujourd’hui en l’honneur du Dr. Wilfred Bennett Lewis. Vous êtes titulaire de la chaire Homi Bhabha du Centre de recherche atomique Bhabha. Dans votre conférence, vous avez dit que ces deux personnes – Dr. Homi Bhabha de l’Inde et Dr. Wilfred Bennett Lewis du Canada- étaient les principaux responsables du développement du réacteur à l’eau lourde pressurisée (Pressurized Heavy Water Reactor, PHWR), dont la version canadienne est le réacteur CANDU. Pouvez-vous nous dire qui étaient ces deux individus et ce qu’ils ont fait ?

Dr Srikumar Banerjee : A mon avis, le docteur Bhabha a certainement été le principal architecte du programme nucléaire indien. J’ai rapporté dans ma conférence qu’il avait travaillé avec Lewis au Cavendish Laboratory à Cambridge, en Angleterre. Puis, Homi Bhabha est retourné en Inde pour des vacances, mais la deuxième guerre mondiale a éclaté et il n’a pas pu revenir en Europe, et s’est installé en Inde pour de bon. Il a alors poursuivi son travail en physique et, plus tard, il s’est impliqué dans le développement du programme d’énergie atomique de l’Inde. Il était un grand scientifique. Il était aussi un artiste accompli et il était un fin connaisseur en matière d’architecture. Et sa contribution la plus importante a été de créer de remarquables institutions scientifiques. A cette époque, c’est-à-dire juste après la Deuxième guerre mondiale, lorsque Bhabha et Lewis pensaient aux perspectives de l’énergie nucléaire, ils pensaient, bien sûr, surtout à l’énergie de fission nucléaire. Les deux ont aussi discuté de la fusion, mais ils s’intéressaient particulièrement à la fission, qui, à l’époque, était déjà presque réalisée en tant que source exploitable pour la production d’électricité. Ce qui les préoccupait, c’était de trouver une façon de pouvoir l’utiliser à grande échelle, de façon à rendre disponible la solution aux problèmes énergétiques du monde.

Lewis et Bhabha accordaient tous deux beaucoup d’importance à la question de la viabilité de l’énergie nucléaire.

Bien qu’on ne le souligne pas suffisamment, le fait est que si vous prenez seulement en compte l’uranium-235 comme isotope fissile, et c’est le seul isotope fissionable présent à l’état naturel, alors l’existence de l’énergie nucléaire serait très brève. Étant donné la croissance mondiale de la demande énergétique, l’uranium-235 serait rapidement épuisé. Évidemment, je ne prends pas en compte les grandes réserves d’uranium contenues dans les océans. Mais extraire l’uranium de l’océan et l’exploiter de façon compétitive est probablement un défi impossible, même avec la fusion. Cependant si vous prenez en compte les isotopes fertiles, l’uranium-238 et le thorium-232, alors la fission nucléaire est réellement une forme inépuisable d’énergie. Très vite, à cette époque, Bhabha et Lewis ont compris cela et ils y ont tous les deux accordé beaucoup d’importance dans leurs écrits.

Déclin du nucléaire en occident

EIR : Au congrès aujourd’hui, quelqu’un notait qu’il y a présentement 72 nouveaux réacteurs nucléaires en construction dans le monde. Il est remarquable que près du deux tiers de ces nouveaux réacteurs se situent dans une poignée de pays, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et l’Argentine. Pourquoi pensez-vous qu’une partie du monde connaît ce genre de développement, et pas l’autre ?

Banerjee : C’est dû au fait qu’il y a un énorme désir de développement dans une grande partie de la planète. Dans des endroits comme le Canada, les États-Unis et l’Europe de l’ouest, la demande en énergie n’augmente pas). Et elle ne croîtra pas dans un futur prévisible parce que la population de ces pays s’est stabilisée et même, dans certains cas, elle est en train de décliner légèrement. La consommation d’énergie par tête a aussi atteint un niveau de saturation ; la machinerie et les bâtiments utilisent leur énergie de façon de plus en plus efficiente. On me demande souvent : Pourquoi l’Inde parle-t-elle d’augmenter la part du nucléaire dans son parc énergétique alors que l’Allemagne est en train de réduire progressivement la part de l’énergie nucléaire et qu’elle a même un plan pour l’abandonner complètement ?

En fait, on ne peut comparer les situations de l’Allemagne et de l’Inde. Si vous regardez la situation de l’Allemagne ces dix dernières années, on y constate, sauf erreur, un déclin de la demande totale en électricité, alors qu’en Inde la consommation totale d’électricité a plus que doublé durant cette période.

De plus, l’Allemagne a aussi l’option d’importer beaucoup d’énergie, entre autres de la France ou de la République tchèque, qui sont des pays nucléaires. Il est donc possible dans ce cas de gérer l’approvisionnement dans son ensemble ; en particulier, l’approvisionnement de la charge de base.

L’énergie solaire et l’énergie éolienne peuvent jouer un rôle très important et nul ne devrait les négliger. Il faut les exploiter au maximum. Mais le fait est que, même en les exploitant au maximum, il est impossible de produire suffisamment pour satisfaire aux besoins de la charge de base dans des pays où la croissance de la demande en énergie est énorme.

Ces 6 ou 7 dernières années, en Inde, la production totale d’énergie a doublé. Pourtant, nous en manquons encore cruellement même aujourd’hui. Dans ma présentation, j’ai montré que pour permettre une croissance économique de 8% à 9% entre maintenant et 2032, en 18 ans, il faudrait augmenter la production totale d’électricité de 400%. Et si l’ensemble de la nouvelle capacité provenait de l’énergie thermique, alors cela créerait annuellement 3 à 4 milliards de tonnes supplémentaires de CO2. La plus grande partie de ce charbon devrait être importée, puisque la plus grande partie du charbon indien contient 40% de cendre. Par conséquent, nous devons augmenter substantiellement la part des sources d’énergie primaires, nommément des énergies solaire, éolienne et nucléaire, bien que, pour le futur immédiat, l’énergie thermique continuera d’être la plus utilisée.

En Chine aujourd’hui, il n’y a que 2.1% de l’électricité qui provient du nucléaire. Mais les programmes nucléaire, solaire et éolien connaissent une croissance impressionnante.

EIR : La Chine est en train de construire 27 nouveaux réacteurs nucléaires. Cela semble beaucoup, mais si on considère la magnitude de sa population, c’est beaucoup moins impressionnant.

Banerjee : Oui. Et il faut considérer la part que le nucléaire occupera dans l’ensemble. Pour ce qui est de la Chine, elle dépendra encore substantiellement de la combustion du charbon, et l’Inde ne peut pas non plus éviter cette dépendance.

EIR : En Chine, près de 79% de la production d’électricité en Chine provient du charbon.

Banerjee : La croissance de la consommation d’électricité ne peut pas être ralentie. C’est l’élément le plus important pour le développement. Ce n’est pas un luxe. La consommation par tête en Inde est de 700 kilowatt heure, ce qui est le quart de la moyenne mondiale. Et cela inclut tout. On a besoin d’électricité pour le transport, l’éducation, les soins de la santé, l’agriculture et l’industrie, et tous ces secteurs connaissent une croissance rapide. De tels scénarios de croissance n’existent pas dans des pays où ces besoins de base sont déjà plus ou moins satisfaits.

En ce qui concerne d’autres formes primaires d’énergie), l’Inde est en train d’augmenter rapidement la capacité installée d’énergie solaire et éolienne. Mais le facteur de capacité ne peut pas dépasser les 25%. Le soleil ne brille pas en permanence et le vent ne souffle pas toujours. Qu’est-ce que cela implique ? Si vous avez besoin de 100 mégawatts et que le facteur de capacité est de 25%, alors vous devrez installer 400 mégawatts et vous devrez aussi avoir des moyens adéquats de stockage.

EIR : Aujourd’hui, au congrès, les projections indiquaient -chose inquiétante- que la part de l’énergie nucléaire dans la génération d’électricité mondiale en 2030 serait en baisse. S’il y avait une augmentation significative de la demande pour de nouvelles centrales nucléaires, est-ce que la présente capacité suffirait pour les bâtir ?

Banerjee : À l’échelle mondiale, c’est la chaîne d’approvisionnement qui a subi le plus de dommages. Par exemple, les endroits capables de manufacturer des réacteurs à eau légère sont très rares. Or ce sont, je pense, les plus rapides à construire.

EIR : Les cuves de pression.

Banerjee : Pour l’instant, la construction de cuves de pression n’est possible que dans un petit nombre de pays- le Japon, la Corée, la Chine et la Russie. L’Inde n’a pas pour l’instant cette capacité, mais nous avons un plan pour l’acquérir. La production d’acier en Inde est raisonnablement bonne. Nous avons aussi la capacité de forger et de construire de grandes cuves soudées faites en aciers spéciaux. Ces technologies sont disponibles. On vient de créer une coentreprise qui pourrait construire des cuves de pression nucléaires, et certaines industries indiennes ont la capacité de produire plusieurs composantes importantes des réacteurs nucléaires.

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Le prototype de réacteur à neutrons rapides Kalpakkam au Tamul Nadu en Inde. La capacité limitée de manufacturer des centrales nucléaires est présentement un obstacle à la croissance rapide de l’énergie nucléaire dans le monde.

Réacteurs de quatrième génération

EIR : Quel rôle joueront les technologies des réacteurs nucléaires de quatrième génération, comme, par exemple, le réacteur aux sels fondus de cycle thorium ?

Banerjee : Parmi les principaux avantages associés au développement des réacteurs de quatrième génération, il faut mentionner une sécurité améliorée, une meilleure utilisation des matériaux fissiles et fertiles, et une diminution du fardeau des déchets radioactifs. Le réacteur aux sels fondus est très important parce qu’il répond à tous ces problèmes. Il est intrinsèquement sécuritaire, puisque, dans tous les cas où la température dépasse la limite sécuritaire, on peut, grâce à des valves gelées passives, transférer le cœur aux sels fondus vers des unités de stockage sécuritaires. La réactivité du contenu fissile dans le cœur peut être ajustée de façon précise grâce à des insertions en ligne de combustible et grâce à l’élimination du poison. Le réacteur opère à une pression voisine de la pression ambiante et le problème de la structure de confinement à haute pression ne se pose même pas. Il possède une installation pour faire le retraitement en ligne et, par conséquent, il facilite la conversion du fertile au fissile ainsi que l’incinération des déchets radioactifs de longue durée.

Finalement, il peut utiliser le thorium, qui est alors converti en uranium-233 fissile et peut fonctionner moyennant l’addition de petites quantités supplémentaire de matériaux fissiles. Mais le réacteur aux sels fondus a besoin de retraitement. Si vous ne faites pas le retraitement en ligne, alors le réacteur aux sels fondus n’est pas très intéressant.

Nous venons à peine de commencer à travailler sur le réacteur aux sels fondus. Mais l’Inde a fait d’importants progrès dans la phase initiale de l’utilisation du thorium, alors que nous avons irradié le combustible d’oxyde de thorium dans les réacteurs à eau lourde pressurisée (PHWR), étudié leurs rendements, et examiné le retraitement du combustible utilisé. La conception de ce réacteur à l’eau lourde avancé, dont j’ai parlé dans ma conférence, est essentiellement un démonstrateur de technologie dans lequel environ 2/3 de la production d’énergie proviendra du thorium. Ceci, cependant prendra la forme de combustible à oxyde solide.

La Fusion et l’Hélium-3

EIR : Que pensez-vous du rôle de la fusion thermonucléaire pour le long terme, en particulier à la lumière du récent alunissage de la Chine et de l’intérêt que ce pays a montré pour la création d’infrastructure spatiale permettant de miner la surface lunaire en fonction de l’Hélium-3 - un combustible idéal pour la fusion.

Banerjee : C’est très important. L’Inde, tout comme la Chine, est un partenaire de ITER (Réacteur Thermonucléaire Expérimental International). Il s’agit d’une communauté de nations qui œuvre à la réalisation de la fusion nucléaire. Je soutiens complètement cette initiative scientifique. Mais cela prendra beaucoup de temps avant que cela soit une solution au problème d’énergie. Et pour ce qui est de la fusion, il faut aussi considérer le problème du combustible. D’où viendra-t-il ? En fait, où trouverons-nous le tritium pour la première génération de fusion deutérium-tritium ?

Si vous regardez le réacteur à eau lourde pressurisée (PHWR), c’est une bonne source de tritium. Lorsqu’on y utilise le deutérium, et que celui-ci est irradié de neutrons, alors il se transforme en tritium. Nous disons souvent qu’il y a beaucoup de combustible à notre disposition dans l’océan. Le deutérium ne représente qu’une portion minuscule de l’océan. Mais il peut être collecté, comme nous le faisons.

L’Inde est le plus grand producteur de deuterium aujourd’hui sous forme d’oxyde de deuterium (eau lourde). Le deutérium seul ne suffit pas. Il faut aussi du tritium. Et, comme nous l’avons dit, la production de tritium nécessite des neutrons. Donc les neutrons sont une ressource très précieuse, comme je l’ai souligné dans ma conférence.

EIR : Si on considère le rôle de la Chine, de la Russie et de l’Inde que vous venez de mentionner, on retrouve des thèmes communs qu’on peut voir dans les investigations qu’ils mènent sur les réacteurs aux sels fondus de cycle thorium, sur les surgénérateurs et sur la fusion. De quelle façon voyez-vous la collaboration de ces pays et d’autres pays avec l’Inde dans le futur ?

Banerjee : C’est déjà en train de se produire. Il y a la relation de scientifique à scientifique qu’engendre la simple curiosité. Et, à mesure que les efforts consacrés à ce projet deviendront plus importants, les ressources devront être partagées et d’autres types de collaboration se produiront. Et cela impliquera une relation sur un plan supérieur, d’état à état. C’est déjà en train de se produire avec ITER et cela se passe très bien. Sept pays sont membres d’ITER. C’est très onéreux, et l’Inde, bien sûr, n’est pas un pays riche. Mais je crois que nous accordons à la fusion l’importance qu’elle mérite. C’est pourquoi, en dépit de tout, l’Inde fournit le financement nécessaire pour aider au développement de la fusion.

Pour ce qui est de l’énergie de fusion, certains demandent, « pouvez-vous nous dire quand nous pourrons connecter notre ville à ce réseau » ? Quant à moi je crois qu’il est encore prématuré de répondre à cette question.

À mon avis, dans le débat sur l’énergie, nous négligeons absolument quelque chose qui a déjà fait ses preuves technologiquement, qui a peu de répercussion sur l’écologie, est commercialement attrayant, et qui montre un très bon bilan au niveau de la sécurité. Et c’est l’énergie de fission, laquelle peut encore faire l’objet de quelques perfectionnements, bien sûr. Avec cela, on pourra construire le réacteur aux sels fondus et le réacteur surgénérateur et les rendre performants et commercialement opérationnels.

Mais je pense que certains doutes proviennent de la peur. Peur des radiations et peur des accidents. C’est pourquoi je pense que l’humanité dans son ensemble est peut-être en train de laisser passer une occasion fantastique. Il y a 50 ans, ces craintes n’existaient pas et nous avons pu réaliser des progrès et rendre cette énergie disponible de façon abondante dans plusieurs pays.

EIR : Nous avons certainement besoin d’une société beaucoup mieux éduquée en termes de véritable science si on veut faire avancer les choses de façon appropriée.

Banergee : Oui, Il est très facile de débattre de tout ceci dans le confort d’une salle climatisée. Mais si vous avez un hiver vraiment froid en Europe ou aux États-Unis alors vous réaliserez l’importance de l’énergie.


[1EIR 19 septembre 2014