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Enrayer la « pandémie de la faim » exige un changement systémique

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Karel Vereycken

S&P—Qu’il s’agisse des pays du Sud ou des pays du Nord, quatre grandes causes sont à l’origine de ce manque d’accès à la nourriture en cette période de Covid-19 :

1. la perte sèche de revenus résultant de l’arrêt de l’économie informelle dans le cadre d’un confinement anti-pandémie, autant dans les pays pauvres que riches ;

2. le manque de protection sociale ;

3.la rupture des chaînes d’approvisionnement suite à la fermeture des frontières et la désorganisation des transports.

Les chiffres du dernier rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU, publié le 21 avril, ont de quoi inquiéter. Déjà en 2019, avant même l’arrivée de la pandémie de Covid-19, le nombre de personnes au bord de la famine avait progressé de 113 à 135 millions au niveau mondial, à cause des conflits et des chocs économiques !

Or, d’après les projections du PAM, le «  nombre de personnes souffrant sévèrement de la faim pourrait doubler en raison de la pandémie de Covid-19, atteignant alors 265 millions d’ici la fin de 2020 ». « Nous sommes au bord d’une pandémie de faim », a déclaré David Beasley, le patron du PAM, qui exhorte les plus hautes instances des Nations unies à passer rapidement à l’action.

« Dans le pire des scénarios, nous pourrions avoir une famine dans une trentaine de pays. En fait, dans dix de ces pays, nous avons déjà, dans chacun d’entre eux, plus d’un million de personnes au bord de la famine », a-t-il ajouté, sans préciser les pays en question.

Dans ce cas, toujours selon le patron du PAM, ce serait 300 000 personnes PAR JOUR qui risqueraient de mourir de sous-alimentation dans les mois à venir.

Criquets pèlerins et... causes structurelles de la faim

Les zones de conflits – dont le nord-est du Nigeria, le Soudan du Sud, la Syrie et le Yémen – sont particulièrement sujettes à la famine. Mais également l’Inde et plusieurs pays d’Afrique de l’Est (Soudan, Éthiopie, Somalie), confrontés au ravage de toutes les cultures par la pire invasion de criquets pèlerins depuis 25 ans.

Début juin, la situation était telle que des manifestations au Sénégal demandaient la fin du couvre-feu instauré depuis trois mois pour raison sanitaire.

« Cette Covid n’aurait pu arriver à un pire moment » , estime pour sa part Arif Husain, économiste principal au PAM, auteur de l’étude et co-auteur du rapport. Chaque jour déjà, a-t-il rappelé, « environ 21 000 personnes meurent dans le monde de causes liées à la faim. C’est la situation habituelle dans le monde, avant la pandémie. »

« Ce que révèle cette crise, c’est un problème d’accessibilité. En demandant aux Marocains d’arrêter de travailler, plus de la moitié de la population s’est retrouvée dans une situation de précarité du jour au lendemain », constate Najib Akesbi, enseignant-chercheur à l’Institut d’agronomie de Rabat.

Bonnes récoltes ? Oui, mais...

Et pourtant... «  Il n’y a aucune crainte de pénurie à avoir  » , répète de son côté Philippe Chalmin, professeur d’économie à Paris-Dauphine, invité par plusieurs médias depuis le début de la pandémie de Covid-19. Le monde n’a jamais autant produit, rassure-t-il.

Le Conseil international du grain anticipe ainsi une saison record pour 2020-2021 et des récoltes à hauteur de 2,22 milliards de tonnes de céréales. « La production mondiale de céréales et les stocks alimentaires sont à un niveau excellent », reconnaît Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains (et ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation). Alors... pourquoi donc une pandémie de la faim à l’horizon ?

Ce qu’Olivier De Schutter redoute, c’est la mise en danger à moyen terme de l’approvisionnement.

D’abord les restrictions aux exportations, mises en œuvre par quelques pays comme la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan pour le blé, ou le Vietnam pour le riz, deviendraient inquiétantes si elles se prolongeaient.

Ensuite, sur le territoire européen, l’UE dispose d’un niveau de stock en céréales relativement faible : équivalent à 12 % de sa consommation annuelle, il ne nous ferait tenir à priori que 43 jours. Contre 18 % pour la Russie, 23 % pour l’Inde, 25 % pour les États-Unis et... 75 % pour la Chine (soit neuf mois de consommation) !

La principale menace viendrait plutôt de la demande. La récession économique qui se profile va affecter en premier lieu les « 4 milliards d’individus sur la planète [qui] vivent sans aucun filet social ».

Aux États-Unis, près d’un enfant sur cinq ne mange pas à sa faim depuis le début de la pandémie. C’est l’estimation de la Brookings Institution, qui a publié un rapport sur l’impact de la Covid-19 le 6 mai dernier. Ainsi, 17,4 % des mères d’enfants de 12 ans et moins ayant été interrogées ont répondu ne pouvoir suffisamment nourrir leur progéniture par manque d’argent. Certains parents en viennent à réduire les portions dans les assiettes, voire carrément à faire sauter des repas à leurs enfants. En cause notamment : l’interruption de programmes de distribution de repas dans les écoles, fermées à cause de la pandémie. Au point qu’a été explicitement demandé aux autorités de venir en aide à ces populations en danger.

C’est tout un système qu’il faut repenser

Le problème, souligne De Schutter, c’est que « nous avons un système qui a encouragé chaque région à se spécialiser pour satisfaire les besoins du marché mondial » . L’Ukraine et la Russie fournissent le blé, le Vietnam, l’Inde et la Thaïlande produisent du riz pour l’Afrique de l’Ouest.

En 2018 par exemple, les pays d’Afrique subsaharienne comme la Somalie et le Soudan du Sud ont importé plus de 40 millions de tonnes de céréales. Au Maroc, 90 % de la consommation d’huile est importée. « Notre pays reste champion des accords de libre-échange avec un volet agricole et alimentaire consistant. Rien n’indique que le gouvernement renonce au modèle agro-exportateur. Il mobilise de plus en plus de moyens pour exporter de plus en plus de produits pour le marché européen. En contrepartie, la dépendance alimentaire va crescendo », déplore Najib Akesbi.

« Tout cela fonctionne bien, ironise De Schutter, jusqu’au jour où les chaînes d’approvisionnement sont rompues pour des raisons climatiques, sanitaires, économiques ou encore géopolitiques. Et alors le système trahit au fond toute sa fragilité. »

Cette réalité nous rappelle brutalement qu’on ne peut pas laisser la santé publique et l’alimentation mondiale aux mains de quelques cartels inféodés à une finance de plus en plus folle.


La nouvelle visio-conférence, "Prospérer ou périr", organisée par l’Institut Schiller le samedi 27 juin, abordera notamment ces questions. Elle dessinera les pistes de ce qui sera nécessairement un changement de paradigme. (Inscriptions sur le site de l’Institut Schiller).