Committee for the Republic of Canada
Comité pour la République du Canada
www.committeerepubliccanada.ca / www.comiterepubliquecanada.ca

 

News / Brèves

La guerre de l’oligarchie contre l’État-nation : le cas de Bertrand Russell

par Benoit Chalifoux

28 septembre 2004

Ces trente dernières années ont été marquées par un processus d’érosion de la souveraineté des États, qui ont perdu tout contrôle sur l’activité des marchés financiers. Aucune nation n’est plus en mesure de décider de la valeur de sa monnaie ni de contrôler les mécanismes de création monétaire ; les échanges de biens sont entièrement soumis au libre-échange et la protection des conditions de travail sacrifiée à la concurrence ; des pans entiers d’infrastructures industrielles et d’équipements nationaux sont démantelés et les programmes d’éducation nationale et de santé amputés. L’entrée dans la société « postindustrielle » se traduit, contrairement à ce que l’on nous avait annoncé, par une baisse généralisée des niveaux de vie.

Comme nous allons le montrer, cette perte de souveraineté économique est la contrepartie d’une perte de souveraineté dans le domaine militaire. Toutes deux sont la conséquence d’une stratégie développée au début de ce siècle, et entérinée graduellement depuis, par Lord Bertrand Russell, l’un des plus illustres représentants de l’oligarchie impériale britannique.

En nous inspirant d’une analyse détaillée de Lyndon LaRouche, nous développerons l’aspect militaire de la doctrine conçue par Russell. Nous verrons que cette doctrine se trouve en parfaite cohérence avec son objectif politique, celui d’un retour à un âge féodal préindustriel visant à rétablir un privilège aristocratique sur l’organisation des processus économiques.

Petit-fils de John Russell, deux fois Premier ministre de la Reine Victoria, notamment pendant la famine irlandaise, Lord Bertrand Russell (1872-1970) se situe dans la lignée de penseurs qui, depuis Malthus en passant par Darwin, ont tenté de ramener l’humanité au règne féodal, réduisant « l’homme-citoyen » à la servitude. Cette image de Russell ne cadre pas exactement avec celle propagée par la « gauche » anglo-saxonne, qui en fait un « visionnaire » en raison de son soi-disant humanisme et de son « pacifisme » militant.

Pour comprendre son rôle, il faut nous resituer à la fin du siècle dernier. Alors, la montée en puissance des États-Unis, de l’Allemagne, de la Russie et du Japon, grâce à l’interventionnisme de l’État et à une politique pro-scientifique et pro-industrielle, venait menacer l’hégémonie de l’empire britannique. Un puissant courant économique « dirigiste » avait pris corps, inspiré de penseurs tels que Henry Carey, conseiller économique du président Lincoln, Friedrich List, qui fut à l’origine de l’Union douanière et des chemins de fer allemands, et Sergei Witte, Premier ministre russe et père du Transsibérien.

L’émergence d’une alliance entre la France, l’Allemagne et la Russie, en vue de construire un réseau de chemins de fer transcontinentaux de l’Atlantique à la mer de Chine, y compris via le Moyen-Orient, venait consolider ce mouvement.

Ces passages de Russell, révélateurs de la conception économique de l’oligarchie, trahissent son inquiétude :

« Avec la croissance de l’industrialisme à l’étranger, une nouvelle époque vit le jour. Les organisations industrielles ont rarement pu s’imposer à l’échelle mondiale, et sont devenues par conséquent nationales. (..) L’industrialisme moderne est une lutte entre nations pour deux choses, les marchés et les matières premières, ainsi que pour le simple plaisir de dominer. »

Icarus or the Future of Science

« L’Angleterre n’avait que deux choix possibles : se changer elle-même ou changer le monde. En l’occurrence, soit elle adoptait une politique économique dirigiste, accordant à tout citoyen le droit de contribuer à la croissance économique et d’en bénéficier au mieux de ses capacités, soit elle avait recours à une politique dite « d’équilibre des forces », amenant les nations à une confrontation réciproque plutôt qu’au développement mutuel. Oligarchie, elle choisit la deuxième solution. »

Vices privés, bien public

La pensée oligarchique se caractérise avant tout par son rejet total de la pensée scientifique, ou tout du moins par sa subversion. L’hypothèse, en tant que fondement même du processus de pensée créatrice de l’esprit humain, y est rejetée avec dégoût. Fidèle à Aristote, Russell écrit dans The Impact of Science on Society (L’impact de la science sur la société) qui si « nous connaissons l’existence d’une finalité dans les affaires de l’humanité, et nous pouvons supposer l’existence d’une finalité cosmique, dans la science (par contre), c’est le passé qui détermine l’avenir, et non pas l’avenir qui détermine le passé. Les causes « finales », par conséquent, n’existent pas dans une conception scientifique du monde ». Pour Russell, la découverte n’existe pas. Le savoir est tout simplement déduit, comme une chaîne de théorèmes découlant d’un nombre fini d’axiomes déjà déterminés, dans un ordre chronologique allant du passé vers l’avenir. A l’opposé, l’hypothèse, de par son caractère révolutionnaire, et par le bond en avant qu’elle représente, transforme le savoir en place de même que le passé.

Ainsi la première préoccupation de Russell fut, en tant que mathématicien, de développer une logique mathématique qui permettrait d’enfermer la pensée scientifique dans un carcan axiomatique formel. La thèse qu’il élabora en collaboration avec Norman Whitehead dans Principia Mathematica, avait pour objectif de découpler la pensée créatrice de l’homme, réduite à un raisonnement purement mathématique, de son intervention transformatrice de la nature et des sciences physiques.

Le grand mathématicien Gödel a démontré dans sa réfutation de 1931 que la logique de Russell débouchait sur un épuisement de la créativité scientifique, car en suivant cette seule logique, l’homme serait incapable de découvrir l’ensemble des lois régissant le développement de la nature. Dans l’histoire de la science, les lois nouvelles se révèlent généralement par l’émergence d’anomalies, qui se présentent d’abord dans le monde « physique ». Formalisées ensuite dans le domaine mathématique par l’intermédiaire d’hypothèses, elles sont finalement intégrées comme nouveaux axiomes d’une matrice entièrement révisée. C’est ce processus qui et à l’origine de la création, dans le monde « physique », de nouvelles richesses et qui permet à l’homme, tout en élevant son niveau de connaissance « théorique », d’améliorer son niveau de vie et de maintenir une croissance économique bénéfique pour tous.

La logique impériale repose quant à elle sur l’interdiction de créer de nouvelles richesses et sur l’institution d’un pillage organisé de celles des autres. Nous relevons dans un passage de Russell de 1959 :

« Supposez que vous soyez un patriote russe, britannique ou américain. Si vous pensez en termes du passé, vous aurez deux types d’objectifs : d’une part, vous chercherez à appliquer des mesures internes capables d’assurer le bien-être de vos propres citoyens ; d’autre part, vous chercherez des moyens de promouvoir le bien-être de votre nation au détriment de celui d’autres nations. Ce deuxième objectif a été atteint jusqu’à présent au moyen de la guerre. Il ne peut plus être atteint de cette façon. Je ne dis pas qu’il ne peut plus être maintenu du tout. ».

Common Sense and Nuclear Warfare

Cette interdiction de développer les capacités créatrices de l’homme et de créer de nouvelles richesses explique le raisonnement paradoxal de Russell par lequel il arrive, tout en se targuant d’être l’un des plus grands esprits scientifiques du XXème siècle, à considérer la science comme la plus grande menace à la civilisation. Son raisonnement s’appuie, à la manière d’Aristote, sur le syllogisme suivant : « science = industrie = plus d’Etat = domination croissante des passions collectives de l’homme = diminution des passion privées = mal = danger pour la civilisation. »

Ainsi pour Russell :

« La stimulation de l’industrialisme constatée dans les temps modernes est très largement redevable à un autre facteur, à savoir l’accroissement de l’organisation, qui est l’essence même de l’industrialisme. (..) Cet accroissement de l’organisation détermine donc plusieurs choses vitales dans la vie. Comparons [l’homme modernes] avec l’artisan ou le paysan qui ne peut lire ou ne peut assurer l’éducation de ses enfants, et ce que nous voulons dire devient évident lorsque nous disons que l’industrialisme a causé un accroissement de l’organisation. »

Icarus or the Future of Science

« Le mal accompli par la science et l’industrialisme est presque entièrement dû au fait que, pendant qu’ils se sont montrés capables de produire une organisation nationale des forces économiques, ils n’ont pu être assez forts pour produire une organisation internationale. » (Souligné dans l’original)

Icarus or the Future of Science

Ayant renié chez l’homme ce qu’il a d’humain, il n’est pas difficile de le comparer à l’animal :

« La science a accru le contrôle de l’homme sur la nature et peut être de ce fait capable d’accroître son bonheur et son bien-être. Ceci serait le cas si les hommes étaient rationnels, mais ils sont en réalité des paquets de passions et d’instincts. Une espèce animale dans un environnement stable acquiert, si elle ne disparaît pas, un équilibre entre ses passions et ses conditions de vie. Les loups dans leur état naturel ont de la difficulté à trouver de la nourriture, et ont par conséquent besoin du stimulus d’une faim insatiable. Le résultat est que leurs descendants, les chiens domestiques, mangent trop s’ils en ont la possibilité. (..) Le changement soudain provoqué par la science a détruit l’équilibre entre nos instincts et les circonstances dans lesquelles nous vivons, mais d’une façon encore très discrète. (..) L’instinct de l’homme le poussant vers le pouvoir et la rivalité, comme l’appétit du chien, devra être contrôlé de façon artificielle, si l’industrialisme doit pouvoir fonctionner. » .

Icarus or the Future of Science

« Nous pouvons conclure cette discussion par quelques mots. La science n’a pas apporté à l’homme un plus grand contrôle de lui-même, ni une plus grande bienveillance, ni une plus grande capacité à ignorer ses passions dans ses décisions. Elle a donné aux communautés une plus grande capacité à donner libre cours aux passions collectives mais, en rendant la société plus organique, elle a diminué la part laissée aux passions privées. Les passions collectives de l’homme sont principalement maléfiques. (..) Donc à présent tout ce qui accorde à l’homme la possibilité de donner libre cours à ses passions collectives est mauvais. C’est pourquoi la science menace de causer la destruction de notre civilisation. »

Icarus or the Future of Science

Russell s’inspire ici de la philosophie de Bernard Mandeville (1670-1733), auteur de la Fable des abeilles. Mandeville affirmait que la libre poursuite par l’individu de ses « vices privés » constituait, pour la société, l’unique source de vertu ou de bien-être collectif.

Mais quels sont ces instincts collectifs qui sont associés à la science ? Russell explique qu’il s’agit en l’occurrence d’une tendance à la croissance démographique qui, si elle n’est pas contrôlée, menace de détruire le fragile équilibre entre la société humaine et la nature :

« Le développement de la pratique du contrôle des naissances est un exemple d’un processus contraire à ce qui est observé dans le cadre de l’industrialisme : cela représente une victoire des passions individuelles sur les collectives. Collectivement les Français souhaitent que la France soit suffisamment peuplée afin de lui permettre de défaire ses ennemis lors d’un conflit armé. Individuellement, ils souhaitent que leur fa millesoit aussi petite que possible, de façon à accroître l’héritage de leurs enfants et à diminuer le coût d el’éducation. L’intérêt individuel a triomphé sur l’intérêt collectif et même, dans plusieurs cas, sur les scrupules religieux. Dans ce cas, et même dans la plupart des cas, l’intérêt individuel est moins dangereux pour le monde que l’intérêt collectif. »

Icarus or the Future of Science

Les passages qui suivent nous permettront de nous rendre compte plus précisément du malthusianisme et du racisme de Bertrand Russell :

« L’on a découvert que les corps pouvaient être utilisés comme fertilisant, et le sacrifice d’humains devint pratique commune. Ceci avait le double avantage d’accroître le rendement des terres et de diminuer le nombre de bouches à nourrir ; néanmoins cette méthode fit froncer certains sourcils et elle fut remplacée par la guerre. Les guerres ne furent cependant pas suffisamment destructrices de vies humaines pour préserver les survivants de la souffrance, et l’épuisement des sols a continué à un rythme croissant jusqu’à aujourd’hui. »

The Impact of Science on Society

« La population du monde s’accroît à présent au rythme de 58 000 habitants par jour. La guerre, jusqu’à présent, n’a pas eu grand effet sur cet accroissement, qui s’est maintenu pendant chacune des guerres mondiales. (..) La guerre, comme je l’ai remarqué il y a un moment, a été décevante à cet égard, mais la guerre bactériologique sera peut-être plus efficace. Si une peste noire pouvait se répandre à travers le monde à chaque génération, les survivants pourraient se reproduire plus librement sans rendre le monde trop plein.(..) Cette situation peut paraître quelque peu déplaisante, et puis après ? Les gens d’une éducation supérieure sont indifférents au bonheur, surtout en ce qui concerne celui des autres. »

The Impact of Science on Society

Quant au besoin du « contrôle, de façon artificielle, de l’instinct de l’homme », Russell précise :

« Le contrôle des naissances sera une question de grande importance, surtout en ce qui a trait à un gouvernement mondial, qui serait difficilement stable si certaines nations voyaient leur population s’accroître plus rapidement que d’autres. (..) Le contrôle des naissances peut devenir avant longtemps presque universel parmi les races blanches ; ceci ne détériorera pas leur qualité, mais seulement leur nombre, au moment où les races non-civilisées seront encore prolifiques et préservées d’un taux de mortalité élevé par la science blanche. »

Icarus or the Future of Science

Le malthusianisme de Russell va de pair avec sa haine du christianisme. L’homme, conscient d’être crée à l’image du créateur et de pouvoir transformer la nature selon ses propres besoins, insiste à vouloir « tout changer et tout bouleverser ». Russell par contre est obsédé par le maintien de la « stabilité » et de l’« équilibre », ce qui prendra la forme d’une campagne sans relâche en vue d’établir un gouvernement mondial érigé en arbitre absolu. On ne peut laisser la pensée humaine « théorique » intervenir dans le monde matériel « pratique » ; dans le meilleur des mondes gnostique, la « vertu » individuelle ne doit tenir aucun compte de la morale collective, elle est sans rapport avec les conditions de développement de la société :

« Dans une certaine mesure, même s’il est impossible de dire jusqu’où, la réprobation générale subie par les sophistes non seulement de la part du public mais de la part de Platon et d’autres philosophes subséquents, provient de leur mérite intellectuel. La recherche de la vérité, lorsqu’elle vient du cœur, doit ignorer les considérations morales ; nous ne pouvons pas savoir à l’avance si ce qui se révélera être la vérité sera en même temps édifiant dans une société donnée. Les sophistes étaient prêts à suivre un argument quelles que soient ses conclusions éventuelles. Cela les conduisait souvent au scepticisme. L’un d’entre eux, Gorgias, affirmait que rien n’existait ; que si quelque chose existait, il serait non intelligible par l’homme ; et en supposant même que quelque chose existât et pût être connu de l’homme, celui-ci serait incapable de le communiquer à d’autres. Nous ne savons pas quels étaient ses arguments, mais je puis imaginer qu’ils étaient empreints d’une force logique qui obligeait ses opposants à se réfugier dans l’édification. Platon est toujours porté à défendre des idées susceptibles de rendre les gens vertueux, à ce qu’il croyait ; il n’est presque jamais intellectuellement honnête, parce qu’il se laisse aller à juger des doctrines en fonction de leurs conséquences sociales. Même en cela, il n’est pas honnête ; il prétend suivre un argument et juger selon des normes purement théoriques, alors qu’il fausse la discussion pour la conduire à un résultat vertueux. C’est lui qui introduisit ce vice dans la philosophie, qui a persisté depuis. »

A History of Western Philosophy

Nous reconnaissons ici l’origine de toutes les grandes déformations intellectuelles du XXème siècle, du cynisme à l’existentialisme, du scepticisme à l’environnementalisme. Le citoyen d’aujourd’hui est un individu isolé dans son combat quotidien et obsédé par sa propre survie, incapable de concevoir le bien commun et souvent hostile à toute perspective cohérente de développement économique et scientifique mondial. Tout ceci débouche bien entendu sur une atomisation de la société, engendrant, dans ces conditions, le chaos et l’anarchie.

Le seul moyen de maintenir l’ordre social devient, comme Russell l’avait « anticipé », l’instauration d’un gouvernement mondial. Mais comment l’établir ? La doctrine militaire élaborée par Russell prétend apporter la réponse.

La terreur nucléaire ou comment détruire l’État-nation

Le début du XXème siècle fut marqué par les efforts des héritiers de Sir Cecil Rhodes pour ramener les Etats-Unis dans le giron de l’Empire britannique. Comme il est stipulé dans son testament de 1877, Rhodes leur donnait pour mission d’« établir, promouvoir et développer une société secrète visant à étendre l’autorité britannique à travers le monde, à perfectionner un système d’émigration à partir du Royaume-Uni, en vue d’une colonisation par les sujets britanniques de toutes les terres (..) en particulier l’occupation par des colons britanniques de tout le continent africain, le Terre Sainte, la vallée de l’Euphrate, les îles de Chypre et de Candia, l’ensemble de l’Amérique du Sud, les îles du Pacifique qui ne sont pas encore propriété britannique, tout l’Archipel malais, les côtes de Chine et du Japon, la récupération des Etats-Unis d’Amérique comme partie intégrale de l’Empire britannique.(..) »

C’est dans ce but que fut assassiné, au début du siècle, le président américain McKinley, un patriote opposé à l’hégémonie britannique. L’accession à la présidence de Theodore Roosevelt, son vice-président et un anglophile notoire, puis l’engagement américain au côté des Anglais lors de la Première guerre mondiale, marquèrent le processus de « réconciliation » entre l’Angleterre et son ancienne colonie. La destruction des capacités industrielles de la France, de l’Allemagne et de la Russie, le démantèlement des empires austro-hongrois et ottoman amenèrent l’Empire britannique à connaître, à la sortie de la guerre, son heure de gloire. Celui-ci contrôlait désormais un quart de toute la surface terrestre et un cinquième de la population mondiale.

Cette hégémonie impériale permit surtout à l’oligarchie d’introduire, à l’échelle du monde, une doctrine contraire à la théorie militaire classique.

La doctrine militaire classique, développée par Carnot pour la défense de la France contre la coalition de Brunswick, puis reprise dans les réformes de Clausewitz et de Scharnhorst lors des guerres de libération germaniques, visait à protéger la souveraineté des nations. Elle reposait sur les éléments suivants :

1. Une défense intégrale du territoire national ;

2. Une défaite complète de l’agresseur ;

3. Le développement d’une capacité militaire s’appuyant sur un appareil logistique enraciné dans les complexes industriels nationaux.

Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, tous les grands conflits ont été abordés a contrario avec le point de vue impérial. L’abandon de la Chine aux mains des maoïstes en 1949, abandon voulu par l’Angleterre et le général Marshall, la démission forcée du général américain MacArthur au beau milieu de la guerre de Corée et l’attitude américaine au Vietnam, illustrent les éléments de la nouvelle doctrine : « dissuasion », « guerre limitée » et « équilibre des forces ».

A la logique d’un conflit avec un vainqueur offrant un partenariat au vaincu, allait se substituer celle de négociations bureaucratiques et diplomatiques reposant sur une gestion permanente de crise par les oligarchies des uns et des autres.

Ceci n’est pas sans nous rappeler l’approche prônée par Isocrate auprès de Philippe II de Macédoine pour faire face à la menace perse. Selon lui, il valait mieux s’accommoder d’un monde impérial bipolaire que de tenter de rassembler les cités grecques dans une guerre totale contre l’Empire perse. Sa politique fut rejetée par Alexandre le Grand, vainqueur des Perses et auteur d’une politique d’urbanisation ambitieuse destinée à remplacer l’empire rural et esclavagiste des Perses.

La stratégie militaire impériale ne peut, en principe, reposer sur une mobilisation complète des forces disponibles, d’une part parce qu’une grande partie de la population métropolitaine est maintenue en dehors de la vie économique, et d’autre part parce que les populations autochtones des colonies ne sont pas totalement fiables comme alliés. Ces dernières sont proportionnellement d’autant plus importantes, par rapport à la population métropolitaine, que l’empire est étendu. D’où la nécessité pour l’empire d’avoir recours à la terreur, à la guerre limitée (politique de la canonnière) et à l’équilibre des forces.

Fort de ces considérations, Russell imagina d’encourager la production et l’utilisation de la bombe nucléaire. Son objectif était d’établir un gouvernement mondial en terrorisant les États-nations par la menace du recours à l’« arme absolue » :

« Il faut former une force armée internationale suffisamment puissante pour être assurée de vaincre les forces armées de n’importe quelle nation ou alliance possible de nations. (..) L’Autorité internationale devra être libre de créer autant de forces armées qu’elle jugera nécessaire pour imposer ses décrets lorsqu’ils seront requis. Elle devra aussi avoir le droit légal de limiter les forces armées nationales afin de prévenir toute remise en question de son autorité. (..) Tout ceci, aussi utopique que cela puisse paraître, est étroitement analogue à ce qui se passa suite à l’invention de la poudre à canon. Au Moyen-âge, dans toute l’Europe occidentale, de puissants barons dans leurs châteaux avaient les moyens de défier le gouvernement national. C’est seulement à partir du moment où l’artillerie fut capable de détruire les châteaux que ce gouvernement se trouva en mesure de contrôler ces barons féodaux. Ce que la poudre à canon accomplit au Moyen-âge, les armes nucléaires peuvent le faire aujourd’hui. Je ne veux pas dire qu’elles doivent forcément être utilisées. »

Common Sense and Nuclear Warfare

Autrement dit, si l’arme nucléaire n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer ! C’est précisément ce qu’il s’efforça de faire faire, comme nous allons le voir. Quant à la nature de ce gouvernement mondial, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une dictature, directement inspirée par le Léviathan de Hobbes.

« Lorsque viendra le moment où deux groupes rivaux se disputeront la maîtrise du monde, le vainqueur sera en mesure d’introduire l’organisation mondiale nécessaire à la prévention d’une extermination mutuelle des nations civilisées. Le monde qui en découlerait serait d’abord très différent du rêve des libéraux ou des socialistes, mais il pourrait être moins différent avec le temps. Il y aurait en premier lieu une tyrannie économique et politique des vainqueurs, une résurgence de rébellions et donc une suppression drastique des libertés. Mais si la première douzaine de révoltes était réprimée avec succès, les vaincus abandonneraient leurs espoirs et accepteraient la place subordonnée qui leur serait assignée par les vainqueurs dans cette grande corporation mondiale. »

Icarus or the Future of Science

« Je crois que, étant donné la folie humaine, un gouvernement mondial sera établi seulement par la force, et sera donc cruel et despotique. Mais je crois que cela est nécessaire pour la survie d’une civilisation scientifique (..) »

Icarus or the Future of Science

Ainsi, dès 1924, avec la publication d’Icarus or the Future of Science, suivie de l’The Impact of Science on Society, Russell avait entamé une démarche qui allait aboutir plus tard, pendant la Deuxième guerre mondiale, à une série d’interventions sur la scène politique internationale :

1. Il fallait, dans un premier temps, convaincre les États-Unis de construire la bombe atomique. A cet effet, Russell fit, par deux fois, exercer des pressions sur Roosevelt. Tout d’abord, il convainquit Albert Einstein que les nazis étaient sur le point de fabriquer ce type d’armement - ce qui n’était pas en réalité le cas - et l’incita à écrire au président américain afin que son pays s’en dote à son tour. Ensuite, il fit intervenir son ami Robert Hutchins, recteur de l’Université de Chicago, avec lequel il avait précédemment travaillé sur un « projet d’unification des ciences ». L’Université de Chicago allait ainsi devenir le centre du Projet Manhattan

2. Après la mort de Roosevelt (en avril 1945), il fallut convaincre son successeur, le président Truman, d’utiliser la bombe atomique avant la fin de la guerre, en l’occurrence contre le Japon. Avant le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki, le Japon était déjà en négociations avec l’administration américaine et s’apprêtait à capituler dans des termes similaires à ceux acceptés après la destruction atomique. L’acte de Truman fut de ce fait tout à fait gratuit en termes militaires. Il ne s’explique que par une volonté hégémonique dont Russell et ses amis tirèrent parti pour imposer une nouvelle forme de terreur, la terreur nucléaire. Leur but était, par ce chantage, de geler tout développement technologique associé au domaine militaire et de prendre en même temps le contrôle stratégique des Etats dépourvus de la bombe - ce que, plus tard, le général de Gaulle comprit fort bien.

3. Russell entreprit ensuite d’empêcher les Russes de mettre au point leur propre capacité nucléaire. Il proposa à cette fin, dans le Bulletin of the Atomic Scientist de septembre 1946, que les États-Unis lancent une attaque nucléaire « préventive » contre l’URSS. Le pacifisme qu’il avait affiché toute sa vie durant prenait alors une forme pour le moins délirante.

Sa proposition visait plus généralement à faire mettre sous une tutelle supranationale les capacités de production des armes atomiques, afin de les soustraire aux mains des gouvernements nationaux :

« Lorsque je parle d’un gouvernement mondial, je parle d’un gouvernement qui gouverne réellement, pas d’une gentille façade comme la Ligue des nations ou d’une fraude prétentieuse comme les Nations-Unies sous leur forme actuelle. Un gouvernement international (..) doit posséder les seules bombes atomiques, les seules usines pouvant les produire, la seule force aérienne, les seuls navires et, plus généralement, tout ce qui peut être nécessaire pour le rendre irrésistible (..) Il devra être obligé, en vertu de sa constitution, d’intervenir par la force des armes contre toute nation qui refuserait de se soumettre à son arbitrage. »

Bulletin of the Atomic Scientist, octobre 1946

Plus tard, en 1959, il tentait ainsi de réconcilier son pacifisme avec ses dispositions belliqueuses de 1946 :

« Je ne nie pas que la politique que j’ai prônée ait changé plusieurs fois. Elle a changé selon les circonstances. Dans le but d’accomplir un certain objectif, les hommes sains d’esprit adaptent leurs politiques aux circonstances. Ceux qui ne le font pas ne sont pas sains d’esprit. »

Common Sense and Nuclear Warfare

Ainsi, le maintien de la paix était en réalité pour lui une préoccupation bien secondaire.

Russell doutait, avec raison, de la volonté de Staline de renoncer à l’acquisition de la bombe atomique. L’entêtement des Russes exaspérait les partisans du plan Baruch qui, eux, voulaient établir une Autorité internationale dotée du pouvoir exclusif de produire et d’utiliser l’arme atomique. Ce plan, présenté aux Nations unies par l’ambassadeur américain Bernard Baruch en juillet 1946, fut soutenu avec enthousiasme par Russell :

« Au moment où l’Amérique seule possédait l’arme atomique et où le gouvernement américain faisait la promotion du « plan Baruch », qui avait pour but d’internationaliser toutes les utilisations de l’énergie atomique, je jugeais sage et généreuse la position américaine. Il me semblait que le plan Baruch, s’il avait été adopté, aurait permis d’éviter une course à l’armement atomique ainsi que les dangers que cela représentait pour toute personne informée en Occident. A un certain moment, il semblait possible que l’URSS pût accepter ce plan, puisque la Russie gagnait à s’y soumettre, et n’avait rien à y perdre. Malheureusement, la nature méfiante de Staline lui fit penser qu’il y avait là un piège, et la Russie décida de produire ses propres armes atomiques. Je pensais, à l’époque, qu’il serait utile de mettre de la pression sur la Russie et même, si nécessaire, d’aller jusqu’à la menacer d’une guerre, sur la seule question de l’internationalisation des armes atomiques. »

Common Sense and Nuclear Warfare

4. En raison de l’acquisition rapide de la bombe par les Russes, il devint impossible pour Russell et ses alliés de mettre en place une Autorité internationale. Mais leurs efforts allaient néanmoins déboucher, à terme, sur un double compromis : d’une part le Traité de non-prolifération, signé en 1970, réservant aux pays qui possédaient déjà l’arme atomique le contrôle exclusif de la technologie de l’atome et, d’autre part, sous les auspices de la guerre froide, le régime de terreur bipolaire, inspiré du concept d’équilibre des forces, régime connu sous le nom de « Destruction Mutuelle Assurée » (ou MAD, qui signifie « fou » en anglais).

La doctrine MAD fut élaborée à l’occasion des Conférences de Pugwash, un mouvement de scientifiques créé à l’instigation de Russell. Dévoilée pour la première fois lors de la deuxième Conférence de Pugwash, qui eut lieu à Québec en 1958, cette doctrine fut incorporée dès 1962 dans la stratégie militaire américaine, quelques mois avant la crise des missiles de Cuba, par Robert Strange MacNamara, secrétaire à la Défense dans l’administration Kennedy.

Avec la crise des missiles, l’idée d’une annihilation réciproque des deux grandes puissances rendit la guerre « terrible et inconcevable » aux yeux de l’opinion publique. A condition que la Russie accepte de se soumettre à la nouvelle règle du jeu, il devenait dès lors possible de donner un coup d’arrêt au développement industriel à travers le monde. Alors surgit le concept de société « postindustrielle » substituant le vecteur informatique « virtuel » au vecteur technologique « physique ». La désindustrialisation des États-Unis suite à l’assassinat du président Kennedy, la destruction de la sidérurgie en Europe suivant le Plan Davignon, le sabotage, à coup d’assassinats et de déstabilisations successives, des tentatives d’industrialisation des pays du tiers monde, s’inscrivaient dans cette nouvelle donne stratégique. Le premier ministre pakistanais Ali Bhutto et le Chah d’Iran furent tous deux éliminés en raison de leur volonté de doter leur pays du nucléaire civil.

Parallèlement, l’emprise de plus en plus forte du mouvement Pugwash allait permettre de contrôler la recherche scientifique et d’empêcher le développement d’une défense anti-missiles. Il fallait maintenir à tout prix le caractère absolu de l’arme atomique. La campagne pour le « désarmement », lancée par le groupe Pugwash et Bertrand Russell, demeurait en parfait accord avec cet objectif.

Bien que le Traité ABM de 1972 autorisât, à la demande des Russes, la mise au point de systèmes de défense antibalistique basés sur des « principes physiques nouveaux » (tels les armes à énergie dirigée), l’interdiction de développer dans un premier temps des missiles anti-missiles, plus accessibles à court et à moyen termes, constituait un important obstacle à la recherche civile et militaire. Le Traité ABM consacra ainsi l’entrée définitive dans l’ère postindustrielle.

5. Il restait cependant à résoudre le problème de l’Allemagne. La politique officielle de l’OTAN stipulait à l’origine que, si les Russes attaquaient l’Allemagne, l’alliance atlantique riposterait par des représailles nucléaires massives contre les villes russes, suivies d’une reconquête, conventionnelle ou nucléaire, du territoire occupé par les envahisseurs. Or, dès le début des années 60, la Russie se dota de missiles balistiques intercontinentaux lui donnant la possibilité de riposter directement contre le territoire américain. La stratégie de représailles nucléaires contre la Russie devenait par conséquent obsolète, et l’Allemagne se trouvait particulièrement vulnérable.

La stratégie militaire classique aurait conduit à la mise sur pied, en particulier en Allemagne, d’une défense conventionnelle en profondeur, accompagnée d’un système de défense anti-missiles, deux options contraires au plan de Russell. Par contre, l’essence même de la stratégie impériale britannique était de maintenir l’Europe divisée, et à plus forte raison l’Allemagne. Tout développement économique indépendant était exclu et dans le cas où l’appareil logistique et industriel allemand n’eût pas suffi à dissuader les Russes, il était dès lors prévu que l’OTAN riposte en faisant de l’Allemagne son champ de bataille, y compris par une escalade nucléaire. C’est cette politique qui fut officiellement adoptée par l’OTAN en 1974, sous forme de la « doctrine Schlesinger » (du nom du futur ministre de la Défense de Carter), malgré les protestations d’Helmut Schmidt lorsqu’il réalisa les implications de ce choix. Ainsi, du principe de Destruction Mutuelle Assurée entre alliances ennemies, on passa à l’idée d’une annihilation possible de ses propres alliés. Cette évolution avait été anticipée par le Dr Leo Szilard, un proche associé de Russell, lors de la Conférence Pugwash de 1958 :

« Une politique qui vise à lancer des bombes sur les villes russes, provoquant la mort de millions d’hommes, de femmes et d’enfants russes en réponse à une intervention militaire russe en Europe de l’Ouest est, évidemment, difficile à justifier d’un point de vue moral, particulièrement si l’on considère que le gouvernement russe n’agit pas en fonction des souhaits de la population. (..) [La Russie et l’Amérique pourraient], par exemple, proclamer simultanément et unilatéralement qu’elles utiliseraient leurs bombes seulement contre des troupes en combat et seulement à l’intérieur de leur propre zone d’influence. »

Ceci eut pour effet de créer des « sanctuaires nucléaires », selon le principe que seuls les pays disposant de l’arme nucléaire sont assurés de ne jamais connaître la guerre sur leur propre territoire. Les autres pays, alliés ou non alliés, furent transformés en « zones tampon », là où pouvait se dérouler une guerre limitée. C’est ce qui amena de Gaulle à doter la France d’un armement nucléaire indépendant, afin de « sanctuariser » son territoire, de pouvoir exercer des moyens de pressions supplémentaires sur les États-Unis pour les engager en Europe et d’éviter ainsi une « vassalisation ».

Plus tard, il se retira du dispositif militaire de l’OTAN lorsque celle-ci refusa de lui reconnaître cette indépendance. Il n’y avait pas, en effet, d’autre choix pour préserver la souveraineté nationale d’une mise sous tutelle.

Plus encore que la défense du territoire de l’alliance dans son intégrité, il importait, pour les stratèges impériaux, de maintenir le processus de désindustrialisation. Car les choix militaires se trouvaient soumis à la stratégie de « nouvel âge postindustriel », conçue par l’oligarchie financière pour maintenir son emprise, sans résistance d’États-nations attachés à une culture de la technologie, de l’éducation et du développement de l’économie physique.

Vers le « nouvel âge postindustriel »

Une conférence organisée sous l’égide de l’OTAN à Deauville en 1967 et intitulée « Conférence sur les déséquilibres technologiques transatlantiques et la coopération » permit d’étendre, de la stratégie militaire à la politique économique et à la culture, l’influence des Russelliens. Les experts invités à cette conférence s’accordèrent à définir un nouveau « paradigme » qui serait mieux adapté à la nouvelle réalité stratégique. Les principes suivants furent mis en avant et plus tard repris par les dirigeants du Club de Rome, Aurelio Peccei et Alexander King :

1. La promotion d’une contre-culture « populaire » pendant un peu plus d’une génération permettra d’éroder l’influence de la culture judéo-chrétienne et d’assurer le passage de l’« âge du Poisson » à l’« âge du Verseau », ce dernier fondé sur des « valeurs » de « consensus », d’hédonisme et de préservation de l’environnement. L’affectif l’emportera sur le rationnel.

2. L’homme « dominant » la nature grâce à sa maîtrise de nouvelles lois sera remplacé par l’homme intégré dans une nature aux lois immuables. La notion de « communion avec la création » se substituera à l’intervention transformatrice.

3. La technologie remplacera la science, et l’univers de l’immatériel et du virtuel celui de l’économie physique. Dans ce nouvel « âge technologique », l’homme ne sera plus engagé dans la production de biens matériels, mais plutôt dans la transmission d’« informations » et d’« idées ». C’est la thèse de la « société postindustrielle ».

4. Les institutions politiques seront remodelées pour mieux refléter cette nouvelle « réalité postindustrielle », d’où la nécessité d’une démocratie « anticipatoire », qui viendrait remplacer l’État-nation, institution associée à l’âge industriel. Cette « démocratie » sera en fait un « régime d’opinion » dans lequel, grâce aux moyens électroniques, chacun pourra être consulté en « temps réel ».

Dès l’année suivante fut crée le Club de Rome, une organisation consacrée à la promotion du malthusianisme. Son fondateur, Aurelio Peccei, était directeur du Comité économique de l’Institut atlantique, le principal groupe de réflexion associé à l’OTAN. Plusieurs livres furent publiés sur l’âge de l’information, dont la « Technotronique » de Zbigniew Brzezinski, futur conseiller de Carter à la Sécurité nationale et futur membre de la Commission trilatérale. Cette dernière est un groupe d’élite fondé en 1973 qui s’est arrogé la responsabilité de définir, au-dessus des élus, les grandes orientations politiques des nations occidentales.

L’accession en 1976 à la présidence des États-Unis d’un protégé de la Commission trilatérale, Jimmy Carter, allait constituer une victoire décisive de l’oligarchie financière contre l’État-nation. Au nouvel agenda malthusien, anti-industriel et anti-nucléaire (surtout en ce qui avait trait à ses applications civiles), venait s’ajouter la célèbre « désintégration contrôlée de l’économie mondiale » prônée par Paul Volcker, le nouveau président de la Federal Reserve américaine. Son programme visait à s’assurer que les autres pays occidentaux suivraient les Etats-Unis dans la déchéance postindustrielle. La hausse brutale des taux d’intérêt, déclenchée par Volcker en 1979-1980, allait plonger dans la récession l’ensemble des économies occidentales. L’espoir des pays du tiers monde d’accéder à l’industrialisation s’envolait au même moment.

Bien plus tard, en mars 1983, l’adoption par le président Ronald Reagan de l’Initiative de défense stratégique (IDS) allait soudainement, du moins dans le domaine militaire, remettre les pendules à l’heure. En prévoyant de construire un bouclier d’armes à laser capable d’éliminer les missiles nucléaires avant qu’ils n’atteignent leur objectif, l’IDS réhabilitait les principes de la stratégie militaire classique, c’est-à-dire la résistance à l’offensive de l’ennemi et non l’acceptation d’une destruction mutuelle assurée (MSD). Un vecteur technologique se trouvait ainsi réintroduite dans l’économie américaine. Face à ce défi, le gouvernement soviétique décida d’engager son propre effort technologique - en tentant de développer sa version de l’IDS au lieu d’accepter l’offre officielle de collaboration américaine - qui fit imploser son système économique. En effet, il tenta en même temps de conduire cet effort et de maintenir son arsenal classique sans organiser des retombées de productivité dans l’économie civile, tout en s’ouvrant par ailleurs progressivement aux influences extérieures, ce qui était évidemment incompatible.

Avec l’accord de Reykjavik de 1986 et la chute du Mur de Berlin en 1989, disparaissait la plus grande menace extérieure à la sécurité des pays occidentaux. L’oligarchie financière se trouvait désormais en mesure d’imposer un libéralisme encore plus virulent, lui permettant de démanteler l’infrastructure industrielle tant à l’Est qu’en Occident. Aux États-Unis, l’IDS fut abandonnée, tant dans le domaine militaire que dans ses applications génératrices de productivité dans l’économie civile. La preuve la plus évidente de cette stratégie est cependant fournie par la Russie, où l’on voit la volonté de l’oligarchie d’en finir avec le « complexe militaro-industriel » tout en pillant les matières premières et les cerveaux, au lieu de le reconvertir en une source de productivité pour l’économie civile.

Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que la mondialisation issue du libre-échange et de la déréglementation des marchés financiers amène à une dépression économique globale et une érosion générale des niveaux de vie. Seule l’émergence d’une alliance entre États-nations souverains serait capable, dans un proche avenir, de libérer l’humanité de l’emprise du système russellien et de rétablir la croissance et le progrès.

Pour cela, il est à la fois urgent et indispensable que les responsables politiques, dans l’ensemble des pays du monde, comprennent le lien qu’il y a entre la découverte scientifique, ses applications technologiques, l’institutionnalisation du progrès et la justice sociale. La plus belle vengeance contre l’oligarchie, dans ce contexte, n’est-elle pas de faire du nucléaire ce que ses pionniers entendaient faire, non un instrument de domination militaire pour une élite mais, dans la transparence, un moyen de permettre aux moins favorisés de rattraper les plus favorisés, une « arme » civile du droit pour tous à l’énergie et à la vie ?

Bibliographie :

Bertrand Russell, The Impact of Science on Society (L’impact de la science sur la société), Simon and Schuster, New York, 1953.

Bertrand Russell, Icarus or the Future of Science (Icare ou le futur de la science), 1ère édition, 1924. The Bertrand Russell Peace Foundation, Nottingham, 1973.

Bertrand Russell, Common Sense and Nuclear Warfare, Simon and Schuster, New York, 1959.

Bertrand Russell, A History of Western Philosophy (Histoire de la philosophie occidentale), Simon and Schuster, New York.