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Classical Revolution / Révolution classique
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Bach et Leibniz : fugues et créativité

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Présentation de Christine Bierre lors de l’Université de printemps de Solidarité & Progrès à Auxerre, le 29-30 avril 2000. Elle fut précédée d’une intervention d’Odile Mojon sur « La culture de la débâcle », et d’un exposé de Gil Rivière-Wekstein, sur la « Renaissance culturelle allemande de Moses Mendelssohn et de Lessing au XVIIIe siècle ».


Par Christine Bierre

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Sébastien Bach (1685-1750

Les deux présentations précédentes ont montré toutes les limites de la culture française, dominée depuis le XVIe siècle par une culture de cour, par rapport à cette culture universelle qui s’est développée en Allemagne aux XVIIIe et XIXe siècles, autour de Moses Mendelssohn et de Lessing, et que nous souhaiterions voir se développer aujourd’hui en France, et dans le reste du monde. Je vais continuer à mon tour en opposant la méthode de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) à celle de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), le « grand » musicien français des XVIIe-XVIIIe siècles.

Ce type d’exercice pose toujours un problème très délicat. Tous les peuples s’identifient naturellement à leur culture ; c’est là que se nourrit sa vie émotionnelle. La sensibilité nationale est donc toujours blessée quand on critique sa culture et plutôt que de voir quelles sont les causes de sa faiblesse et comment on peut les surmonter, beaucoup préfèrent s’enfermer dans une réaction étroite, un peu chauvine.

Nous sommes de ceux qui pensent que ces limites peuvent être surmontées. Tout comme l’Allemagne, la France a eu aussi ses grandes périodes de renaissance culturelle, notamment celle qui va de la construction des cathédrales jusqu’à la Renaissance européenne.

Sans les musiciens qui, à Chartres et Notre-Dame — dans les écoles des cathédrales — ont conçu le système de notation musicale, tout développement ultérieur de la polyphonie aurait été impossible. Sans les Pérotin (1160-1230) et les Léonin (1150-1210) qui ont créé les premières œuvres polyphoniques dans ces cathédrales, il n’y aurait pas eu l’essor magnifique de tous ces polyphonistes franco-flamands qui jusqu’à la Renaissance ont créé de véritables cathédrales musicales où ils faisaient parfois dialoguer entre elles jusqu’à trente deux voix !

Cette renaissance culturelle française s’est étendue à tous les domaines artistiques : l’architecture, la peinture, l’enluminure, l’art des vitraux et aussi, la littérature. C’était une époque où, même s’il y avait un art courtisan, hédoniste comme il y a eu dans toutes les périodes, le lien essentiel entre beauté spirituelle et beauté esthétique, entre les fins nobles qui doivent être celles de l’art et les moyens techniques adoptés pour y parvenir, n’avaient pas été brisés.

Si la France a donc raté la renaissance culturelle des XVIII et XIX siècles, si sa culture s’en trouve totalement appauvrie à cause de cela, tout comme celle de la plupart des pays du monde pour d’autres raisons, il n’y a pas de raisons génétiques à cela ! Ceci peut changer.

Les raisons de cet état de fait sont surtout historiques. Elles ont à voir avec les limites, avec l’incapacité des hommes à se lever et à lutter contre des périodes de décadence à certains moments de l’histoire. De même, en Allemagne, la renaissance culturelle des XVIIIe et XIXe a été le résultat d’actes délibérés de certaines figures historiques — de Leibniz et de Bach, de Lessing, de Moses Mendelssohn et de Friedrich Schiller. Sans l’intervention de ces hommes, aucune Renaissance n’aurait eu lieu. Ceci nous montre clairement quelle est notre responsabilité pour changer la situation aujourd’hui.

Jean-Sébastien Bach à l’opposé de l’école française

Le thème de ma présentation d’aujourd’hui est Bach : fugues et créativité. Je voudrais vous enthousiasmer avec Bach, vous faire voir la supériorité de sa musique par rapport à celle de l’école mélodique/harmonique que la France a choisie depuis la fin de la Renaissance, contre sa propre tradition polyphonique antérieure.

L’école française, depuis la fin de la Renaissance, privilégie soit la musique de cour, une culture de pur divertissement, soit, dans la période récente, une musique froide, pure construction intellectuelle sur fond d’une âme qui s’est détournée, depuis belle lurette, de belles choses de l’esprit.

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Jean-Philippe Rameau
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Claude Debussy
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Pierre Boulèz

La musique de Jean-Philippe Rameau qui était le contemporain de Bach, est une musique de cour, conçue pour passer agréablement le temps. Les sonorités ne sont pas désagréables à l’oreille. La musique de Debussy et de Ravel est une musique impressionniste, entièrement destinée elle aussi à produire des sensations agréables à l’oreille.

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Wilhelm Furtwängler (1886-1954) Chef d’orchestre allemand.

C’est une musique faite d’une suite d’états d’âme, aurait dit le grand chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler (1886-1954) . Avec eux, on n’est pas encore au stade ultime de la décadence atteint par Pierre Boulez qui fait partie d’une école pour qui plus une musique produit de l’angoisse, mieux c’est !

Ces musiciens n’arrivent pas à la cheville d’un Bach. D’abord intellectuellement, parce qu’à force de cultiver les plaisirs faciles, on fini par vouloir se mettre à quatre pattes et à ne plus pouvoir faire appel à ce qui nous distingue absolument des bêtes : nos pouvoirs créateurs. Une vie dédiée aux plaisirs de ce genre détruit la capacité de concentration et la possibilité de se hisser là où Raison et Émotion atteignent leur plus haut niveau.

Emotionnellement, la musique de ces auteurs est aussi incomparablement plus pauvre que celle de Bach. Comment comparer ce qui n’est qu’agréable à l’oreille avec cette émotion profonde qui nous émeut quand on a accompli un travail réellement créateur ? C’est une émotion toute intérieure qui nous rend souverains sur nous mêmes et nous fait rayonner à l’extérieur. Anna Magdalena Bach (1701-1760), l’épouse du compositeur, décrit dans un petit livre admirable consacré à son mari, la très grande présence de Bach qui rayonnait tout autour de lui tel que les gens sentaient tout de suite un respect pour ce grand homme.

Évidemment, rien dans la société actuelle ne nous pousse à vouloir une musique autre que celle qui vise à produire un effet sensuel instantané. Tout, au contraire, nous pousse à la recherche d’un plaisir immédiat obtenu avec le moindre travail. « Désormais on va devoir retourner au travail  » se sont écriés les boursicoteurs aux États-Unis après avoir perdu une partie de leur fortune dans les chutes récentes du Nasdaq à Wall Street ! La musique, les films, toutes les formes de divertissement poussent aujourd’hui au plaisir immédiat.

Ce ne sera donc pas nécessairement facile pour nos concitoyens, ou même pour les personnes qui sont aujourd’hui dans cette salle, de se passionner tout de suite, et de comprendre toute la supériorité de la musique de Bach.

Nous nous trouvons en fait actuellement dans une situation similaire à celle que Wilhelm Furtwängler dénonce dans l’un de ses écrits en parlant de toute la difficulté qu’ont les interprètes de son époque — c’est à dire du XXe siècle — à reproduire correctement la musique de grands auteurs classiques de l’école de Bach : Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms [1]. Ils préfèrent Puccini à Bach, dit-il, parce qu’ils ont l’impression qu’ils peuvent mettre plus de sentiments dans ce type d’auteur romantique. Mais ceci est totalement faux ; c’est seulement que le sentiment chez un Puccini est tout extérieur alors que chez Bach il faut le chercher « dans les plis de son cœur ». Le problème, dit Furtwängler, est que depuis Wagner et Liszt, les musiciens se sont mis à vouloir produire «  des effets sans cause  », des effets immédiats, au détriment de l’idée musicale. Ceci donne, dit-il, une musique de plus en plus «  saccadée  », de plus en plus « primitive ».

Contraints à jouer cette musique, les interprètes deviennent de plus en plus incapables de reproduire la grande musique classique où « les nerfs, les sens, l’âme, la Raison, ont part égale. (...) Concevoir une musique dans sa cohérence supérieure — c’est à dire, accorder mouvement de l’âme et équilibre architectural — voilà ce dont le musicien aujourd’hui (...) se montre incapable, et même rarement désireux ». « C’est pourquoi il y a les musiques où il se sent lui-même, et les autres vis à vis desquelles il est extérieur et qu’il reproduit sans qu’elles le touchent émotionnellement  ».

Voilà le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui dans cette salle, un problème plus grave même que celui décrit par Furtwängler puisque ici nous avons tous été bombardés, pendant des années, par la culture et la musique particulièrement violentes de cette période historique.

Avant de rentrer dans Bach écoutons tout de suite quelques extraits de la musique de Jean-Philippe Rameau (1683 - 1764), Claude Debussy (1862-1918) et de Pierre Boulèz (1925), pour avoir déjà en tête ce que nous ne voulons pas comme musique. ...

Pour lire l’article dans son entier et écouter les enregistrements d’extraits musicaux cliquez ici