|
Jean-Baptiste Colbert, Bâtisseur de la Nation ou La Politique du Grand Dessein
30 janvier 2005
Ce texte est extrait du livre « L’Europe, vecteur d’une reprise de l’économie mondiale » édité par l’Institut Schiller ISBN 2-905 353-03-1 en avril 1992. Introduction
Le colbertisme n’a jamais été aussi actuel qu’aujourd’hui. Que ce soit dans les pays nouvellement libérés d’Europe de l’Est, dans ceux sur le point de se libérer en Afrique ou en Amérique latine, ou encore dans les États « post-industrialisés » victimes du monétarisme sauvage, bâtir une économie nationale solide est et reste une priorité. De jour en jour, les craintes concernant un éventuel krach financier se répandent pendant que partout, les prévisions économiques deviennent de plus en plus catastrophistes. D’un point de vue financier, rien ne correspond plus à la réalité. Les Bourses et les monnaies fluctuent au gré du temps, sans rapport aucun avec l’économie productive réelle. Un bref regard vers les économies des pays du Sud nous confirme, si besoin était, qu’il y a quelque chose de particulièrement pourri dans notre système économique actuel. Jamais ces pays n’ont été si mal en point. L’Afrique, un continent entier, est menacée purement et simplement de disparition. Désormais, c’est par dizaines de millions que l’on compte les êtres humains victimes de famine ou d’épidémies. Les prévisions d’organismes officiels tels que la FAO, l’Unesco ou l’OMS vont toutes dans le même sens : 30 millions de personnes risquent de périr de famine rien que dans la Corne de l’Afrique et, en ce qui concerne les épidémies, l’OMS évalue entre 20 et 25 millions le nombre de séropositifs au virus du sida d’ici la fin du siècle. L’Amérique latine, quant à elle, est en voie rapide d’africanisation. Encore en plein essor économique dans les années 70, elle en est aujourd’hui à se battre contre le choléra, maladie des pauvres qui n’a besoin que d’infrastructures pour être chassée à tout jamais. La crise ne se limite pas aux seuls pays en développement. Les pays anglo-saxons sont l’exemple même de la faillite de ce capitalisme sauvage dénoncé sans ménagement par le Pape dans sa dernière encyclique Centesimus Annus. Les États-Unis, avec leurs 20 000 milliards de dollars de dettes (toutes dettes confondues) sont désormais la nation la plus endettée au monde, laissant loin derrière les pays du Sud dont on parle tant. Les États-Unis sont en proie à une grave crise financière et connaissent un taux impressionnant de faillites dans la banque, l’industrie et l’agriculture. Au niveau de l’économie physique réelle (infrastructures et capacités industrielles) aucun investissement digne de ce nom n’a été engagé depuis vingt ans. La faillite des économies dans le monde capitaliste se conjugue avec l’effondrement spectaculaire de celles de l’ancien bloc communiste. La chute du mur de Berlin a permis de constater le délabrement des infrastructures, des industries et des logements des pays de l’Est qui, pour la plupart, avaient vécu sur les acquis, parasitant les équipements de la période précédant le communisme. Quant à l’URSS, son économie (on le sait aujourd’hui) est en ruines, de graves pénuries alimentaires menacent et ses magasins sont vides. Maintenant que les Occidentaux apportent leur potion libérale, la crise du communisme risque de tourner au véritable film d’horreur : le « ;passage à l’économie du marché » se traduit dans ces pays par des dizaines de millions de chômeurs et des chutes spectaculaires dans la production. Quelles sont les causes de ce délabrement général de l’économie mondiale ? Dans les pays occidentaux, c’est l’application stricte du libéralisme à outrance, de la doctrine du "laisser-faire" et du monétarisme, dont le père fondateur fut l’économiste anglais AdamSmith. Au service de la Compagnie des Indes Orientales, au cœur même de l’Empire britannique, Adam Smith s’en prenait à toute forme de « protectionnisme » ou « d’intervention » par laquelle l’État défend sa population contre une politique de pillage qui ne profite tout au plus qu’à une petite oligarchie financière. Sous prétexte de « laisser-faire » ou de « liberté d’entreprendre », les partisans d’Adam Smith d’hier et d’aujourd’hui demandent l’application d’un système où seuls comptent les gains financiers à court terme, et où l’on fait fi des conséquences que cela pourrait avoir sur l’économie réelle et sur la société en général. Ainsi, depuis des années, l’argent ne s’investit plus que dans les activités spéculatives, à la Bourse ou sur les marchés financiers, ou bien dans les services et « l’économie du Fast Food ». Selon cette logique absurde, les 500 milliards de dollars placés chaque année dans l’économie de la drogue représentent un investissement autrement plus rentable que les infrastructures de base, les biens d’équipement et autres biens utiles. Il n’est donc pas étonnant de voir aujourd’hui les chantres du libéralisme, tels Milton Friedman de l’École de Chicago, ou Guy Sorman, son homologue français, militer en faveur de la dépénalisation des drogues au nom de la « liberté d’entreprendre » et du « réalisme » ! Pour ce qui est des pays en développement, la manipulation à la baisse des cours des matières premières ou des produits agricoles, organisée par les grands cartels dans les marchés à terme de Londres, New York et Chicago, constitue un véritable pillage de leur substance économique. Incapables de payer leurs dettes, ces pays sont forcés d’adopter les plans d’austérité draconienne du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. Une fois qu’ils sont à genoux pour quémander quelques crédits, les milieux financiers les obligent, au nom de la sacro-sainte doctrine libérale, à « privatiser » les grandes compagnies nationales, en admettant bien entendu le capital étranger, permettant ainsi aux intérêts d’avant la décolonisation de se réimplanter. Enfin, sous prétexte d’austérité budgétaire, les milieux financiers exigent des États qu’ils cessent tout « interventionnisme », c’est-à-dire toute aide ou subvention à l’agriculture et surtout à l’industrie naissante, sachant bien que, sans cette aide, l’industrie a peu de chances de survivre et encore moins de devenir compétitive sur les marchés internationaux. Ainsi, le « libéralisme » perpétue le sous-développement, de la même manière que le principal ouvrage d’Adam Smith, La richesse des nations, visait à contrer les économistes de la révolution américaine qui voulaient renverser ce système de pillage et transformer l’Amérique en une nation manufacturière. Si la crise dans le monde occidental est le résultat d’un mépris total de la personne humaine professé au nom de la puissance monétaire - in Gold we trust, diront les cyniques - la crise dans le monde communiste est aussi le fait d’une atteinte à l’un des biens les plus précieux de l’homme : sa liberté. Les dictatures communistes viennent à nouveau de prouver que tout système qui étouffe la liberté, même au nom du plus grand idéal, est totalement voué à l’échec, de surcroît lorsque le prétendu « idéal » a laissé place depuis longtemps à une véritable mafia, la nomenclature communiste, qui seule profite des sacrifices de la population. L’alternative : le colbertismeC’est dans ce contexte que de nombreuses personnes venues d’Afrique, d’Amérique latine et des pays de l’Est se tournent vers l’Institut Schiller pour savoir s’il existe une autre voie, une conception scientifique de l’économie qui n’ait rien à voir ni avec l’immoralité du dogme libéral, ni avec celle de la dictature communiste. C’est à ces amis qu’est dédié cet article sur l’exceptionnel ministre de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert. Car le colbertisme - et sa conception scientifique que l’on retrouve sous une forme plus élaborée dans les travaux sur l’économie de Leibniz et de Lyndon LaRouche - représente le modèle scientifique d’économie dont doit s’inspirer le monde aujourd’hui. Cet article est également écrit pour des nations telles que les États-Unis, malades du libre-échange, qui n’ont pas encore compris qu’ils ont besoin du remède appelé colbertisme. Ce pays, même au milieu de sa déchéance actuelle, est-il encore capable de se rappeler que ce fut Colbert qui inspira l’un de leurs plus grands économistes et hommes politiques, Alexander Hamilton ? Certains pays d’Europe occidentale, notamment la France et l’Allemagne ainsi que le Japon, appliquent encore une certaine forme de politique « mercantiliste », autre nom donné à la tradition colbertiste, et dans la mesure où ils le font, ils se portent relativement mieux que les autres : les investissements dans l’industrie se poursuivent, les infrastructures se renouvellent. Mais là aussi, les dogmes libéraux gagnent du terrain. En France où l’on était fier il y a encore quelques années d’être la patrie de Colbert, le libéralisme britannique fait de tels progrès que, pour beaucoup, le « dirigisme » de Colbert - l’idée que l’État est responsable de créer les conditions de la croissance et du développement économique de la nation pour le bénéfice de l’ensemble de sa population - est devenu synonyme de « dictature communiste ». Personne n’a été plus calomnié que Colbert par les milieux libéraux. On caricature à peine en disant que, sous leur influence, le « colbertisme » évoque aujourd’hui l’idée d’une administration centrale dictatoriale et oppressante, coupée des réalités mais voulant dicter sur tout et dans les moindres détails, à travers une armée de bureaucrates et une myriade de règles bureaucratiques. Ainsi le « colbertisme » est assimilé à un chauvinisme particulièrement virulent qui rejetterait toutes les importations étrangères pour ne compter que sur la production nationale. Incapable de coopérer avec les autres pays, le colbertisme serait aussi indissociable, prétendent-ils, d’une logique de guerre commerciale. En vérité, les libéraux détestent Colbert car il a effectivement pris des mesures visant à « protéger » le pays et la population des financiers rapaces qui se moquent totalement du bien-être de la nation et imposent, comme le dénoncent certains dans les milieux industriels aujourd’hui, les diktats du gain à court terme. Refusant à la fois l’inhumanité libérale et la dictature communiste, le colbertisme constitue une forme d’économie « dirigée » dans laquelle l’État, à travers à la fois son contrôle de la politique de crédit ainsi que des grands projets d’infrastructures, définit les grandes lignes d’orientation de l’économie nationale selon les besoins de l’ensemble de la nation. C’est dans un environnement de croissance que joue ensuite « la liberté d’entreprendre » qui vient ainsi ajouter non seulement au bien-être de l’individu mais aussi à la richesse nationale. Sans quoi, la « libre entreprise », selon le modèle d’Adam Smith, n’est qu’un autre nom pour définir une « jungle darwinienne » du chacun pour soi et d’irresponsabilité à l’égard de la nation. Ce n’est pas un hasard non plus quand on sait que Darwin fut lui aussi un employé de la Compagnie des Indes Orientales, comme Malthus et Adam Smith... Dans la tradition de CharlemagneDans la tradition de Charlemagne Jean-Baptiste Colbert se situe dans la tradition de Charlemagne, l’homme qui, inspiré par La Cité de Dieu de Saint Augustin, a donné naissance à l’Europe civilisée. Transformation de la nature à travers les sciences et les arts, édification de villes, éducation pour l’ensemble de la population, voici les grandes lignes de ce grand dessein de Charlemagne qui, à travers les siècles, animera tout particulièrement l’État-nation France, dont le général Charles de Gaulle fut le dernier colbertiste en date. Pour comprendre ce qu’est l’économie colbertiste, c’est bien dans la conception philosophique de l’homme qu’il faut la chercher et non dans les paramètres économiques en eux-mêmes. Dans la tradition de Charlemagne, la richesse n’est pas un bien quelconque extrait d’un riche sol ou sous-sol. Elle n’est pas non plus l’accumulation de moyens financiers sous forme de rente ou d’un tout autre revenu financier en particulier spéculatif. Dans cette tradition, la véritable richesse se situe dans les capacités créatrices de l’homme. La compréhension des lois de l’univers physique lui donne les moyens de développer et d’améliorer continuellement les formes de savoir et les technologies nécessaires à la survie et au progrès de la société. Ainsi, pour avoir une économie prospère, pour que la société génère de la richesse et du surplus, il est avant tout indispensable que le gouvernement de la nation favorise une éducation de haut niveau pour ses citoyens. De l’homme à l’économieDe l’homme à l’économie Charlemagne, principal instigateur de cette conception de l’État, était inspiré par Saint Augustin, père conceptuel de la civilisation européenne. On retrouve, chez Saint Augustin, le meilleur de la pensée judéo-chrétienne et de la pensée helléniste : Socrate et Platon. Cette pensée affirme que l’homme est fait à l’image de Dieu car sa capacité de créer des idées nouvelles est le reflet - tel un miroir vivant, comme l’exprimera plus tard Nicolas de Cuse - de la capacité de création divine. Cette capacité de créer est un magnifique cadeau à l’homme mais la Genèse lui rappelle qu’il a aussi l’obligation morale d’utiliser ses dons pour peupler et maîtriser la terre. L’homme doit donc utiliser ses pouvoirs créateurs, que lui seul possède, pour garder et embellir l’oeuvre de la création : il doit être le jardinier du monde. De ce point de vue, rien dans la création ne doit rester stérile et aride ; nous devons tout soigner, rendre productif, améliorer. C’est là le véritable secret de cette conception de l’économie. Jean-Baptiste Colbert appartenait à cette tradition, comme avant lui beaucoup d’autres : Louis XI, par exemple, ou Sully, le célèbre ministre d’Henri IV. Issu d’une famille de commerçants rémois, Colbert fut d’abord le secrétaire personnel du ministre de la Guerre, Michel Le Tellier ; il servit plus tard de lien entre Le Tellier, resté à Paris, et Mazarin, parti avec le reste de la Cour en exil pendant la Fronde - révolte fomentée par les intérêts financiers des Habsbourg contre le Royaume de France, alors gouverné par le Cardinal Mazarin et Anne d’Autriche. Il devint plus tard le secrétaire particulier de Mazarin. Sur son lit de mort, en 1661, Mazarin recommanda Colbert au jeune roi Louis XIV, avec ces mots rapportés par Colbert lui-même :« Sire, je vous dois tout. Mais je crois que je m’acquitte de toutes mes dettes en vous remettant Colbert ! » Gagner l’indépendance économiqueEn effet, pendant plus de dix ans, Colbert sera la personne clé du Royaume, façonnant la nation avec passion et accomplissant un travail qui aujourd’hui serait fait par cinq ministères différents : Finances, Commerce et Industrie, Secrétariat d’État à la Marine, plus le Ministère de la Culture ! Victorieuse des Habsbourg après les Traités de Westphalie et des Pyrénées, et donc la puissance la plus importante en Europe, la France est cependant très faible. Les années de guerre, ajoutées à la Fronde, ont complètement ruiné son économie et son commerce. Pour obtenir le moindre crédit, la France est forcée de faire appel aux financiers, aux bailleurs de fonds, rapaces de l’époque. Le pays dépend totalement du pouvoir commercial des Pays-Bas, véritables maîtres de la mer. De la flotte navale que Richelieu avait tenté de constituer, il n’y a plus que 20 frégates, dont deux ou trois seulement peuvent naviguer en haute mer, alors que les Hollandais, avec leur flotte marchande de plus de 16 000 bateaux, détiennent le monopole du transport des biens et des personnes, non seulement sur l’Europe, mais également vers les Indes. La Hollande domine aussi le trafic très lucratif des matières premières et des épices en provenance de ces régions. Rétablir le commerce et l’industrie et mettre sur pied une flotte marchande et militaire pour rétablir son indépendance vis-à-vis des Hollandais figurent parmi les principaux objectifs de Colbert. Avec un programme à marche forcée de reconstruction économique et quelques grands projets d’infrastructure, Colbert parvient en un peu plus de dix ans, non seulement à sortir la France du marasme économique, mais à en faire la première puissance économique et manufacturière d’Europe. La construction du canal du Languedoc, entre la Méditerranée et l’océan Atlantique, à hauteur de Bordeaux, les projets imposants d’aménagement des infrastructures portuaires et des chantiers navals destinés à la construction de navires à la chaîne qui permirent à la France de vaincre l’amiral en chef des Hollandais, Ruyter, figurent parmi les plus grandes réalisations de Colbert et sont des modèles qui restent valables pour toute économie en développement. Au centre de tous ces programmes, l’Académie royale des Sciences, fondée en 1666, est la pièce maîtresse pour la réalisation de ce grand dessein. Elle rassemble les plus grands savants de France et d’Europe, non pour y discuter de problèmes abstraits, en chambre, mais pour aborder les problèmes scientifiques dont les solutions apporteraient des progrès innombrables à la société. Le programme scientifique de l’Académie est ainsi totalement associé aux grands projets qui constituent le dessein de Colbert. C’est ainsi qu’un secteur important des recherches porte sur le développement des moteurs, auquel collaborent Huyghens, Denis Papin et Leibniz, et qui aboutit à la découverte, par Papin, de la machine à vapeur, ainsi qu’à une intuition précoce de Huyghens sur un moteur à explosion qui ne devait devenir opérationnel que bien des années plus tard. La mécanique, l’astronomie, les travaux sur la définition des longitudes pour la navigation, les bases d’une hydrodynamique pour la construction de canaux, de ports ou de superbes fontaines, figurent parmi les réalisations des travaux scientifiques de cette Académie. C’est cet élan remarquable de Colbert, travaillant jour et nuit pour bâtir la nation, qui a été désavoué il y a quelques années par le secrétaire général du RPR, Alain Juppé, dans une interview au Quotidien de Paris, où il exprima son dégoût à l’idée que l’on puisse introduire de l’ordre dans l’économie comme on ferait avec « un jardin à la française » ! Comme le RPR, tous les autres partis rivalisent dans la course au libéralisme anglo-saxon. Les réformes libérales de 1983 de Pierre Beregovoy sont la cause principale de la crise économique qui frappe actuellement la France. Le moment est donc venu de redonner à l’économie un nouvel élan colbertiste. De Leibniz à LaRouche : faire de l’économie une scienceLe nom de l’un des plus grands savants de tous les temps est resté attaché à l’Académie royale des Sciences de Colbert, celui de Gottfried Leibniz, que Colbert avait fait venir en France pour collaborer à son grand dessein. Bien connu pour sa découverte du calcul intégral ou pour le concept de Force comme la Vis Viva, peu de gens savent que Leibniz est aussi le père de la notion scientifique d’économie physique, qui doit être aujourd’hui la base scientifique que nous cherchons pour l’économie. Le voyage de Leibniz en France est aussi indissociable de ce grand projet civilisateur de conquête d’Égypte qu’il proposa à Louis XIV afin d’orienter ses ambitions en dehors de l’Europe et vers une tâche utile. Ce projet, qui arriva malheureusement trop tard pour dissuader Louis XIV de ses plans de conquête, fut mis à exécution, mais bien plus tard, par Bonaparte. Si on connaît mal la contribution de Leibniz à l’économie, elle n’a pas été perdue pour autant et a engendré tout un courant de pensée que l’on trouve à l’École Polytechnique à ses débuts en France, chez le grand économiste allemand Friedrich List, créateur de l’Union Douanière en Allemagne, ou chez Alexander Hamilton, fondateur de la première Banque nationale des États-Unis, peu après la révolution. Aujourd’hui, le principal représentant de ce système économique est Lyndon LaRouche, actuellement prisonnier politique dans le Minnesota, aux États-Unis. Avant d’en venir à Colbert, voyons comment Leibniz et LaRouche conçoivent la science de l’économie physique. Aujourd’hui, si l’on demande aux profanes ce qu’est l’économie, ils vous répondront sans aucun doute en termes monétaires ou financiers. Comme nous l’avons dit plus haut, il faut distinguer absolument entre deux conceptions : celle de l’économie physique, qui traite des capacités de production d’une économie, et celle d’économie monétaire qui, elle, s’intéresse aux instruments financiers permettant l’investissement dans la production, les échanges et la circulation de biens produits par l’économie physique. Ce que nous entendons ici par économie, c’est la science qui permet à l’espèce humaine de se multiplier, tout en améliorant son niveau de vie à travers la production de biens d’équipement et de biens de consommation. Quels sont les fondements de cette science ? Comparant les hommes aux animaux, on peut constater clairement les différences suivantes : les animaux sont totalement déterminés par leur environnement, incapables d’y apporter un changement, ni de changer leur propre comportement en tant qu’espèce alors que les hommes, au contraire, transforment leur environnement et sont aussi capables de transformer leur propre comportement en tant qu’espèce. L’homme est doué des pouvoirs de raison, voilà la différence essentielle entre les deux. On estime qu’au début de son existence, lorsque l’homme vivait de la cueillette, de la chasse ou de la pêche, il fallait à chaque individu pour subvenir à ses besoins quelque 10 km2 de territoire. Ceci établissait la limite supérieure de la population humaine sur la terre à cette époque à 10 millions environ. Or, avec la science et les capacités de production dont nous disposons aujourd’hui, nous serions parfaitement capables de faire vivre décemment quelque 5 milliards d’individus ! Ce qui a permis de tels progrès à l’homme, ce sont ses facultés d’inventer des technologies à l’aide desquelles il découvre de nouvelles ressources et augmente la productivité du travail. « Les ressources sont limitées », rétorquent les malthusiens. C’est vrai, elles sont limitées aux capacités qu’a l’être humain de développer les connaissances qui lui permettent de les découvrir. C’est ainsi que l’eau d’abord, puis le pétrole et l’uranium sont devenus des sources d’énergie au fur et à mesure que l’homme a perfectionné ses connaissances scientifiques. Au-delà de l’élargissement du champ de ressources disponibles, la technologie, l’utilisation de machines de plus en plus performantes augmente la productivité du travail : un travailleur se servant d’une machine peut produire autant que cent autres dépourvus de cette technologie. De telles hausses dans la productivité du travail se traduisent par un accroissement considérable de la production avec une force de travail réduite, libérant ainsi une partie de la force de travail pour aller grossir d’autres secteurs de la production ou être affectés à d’autres tâches utiles. L’ensemble de ce processus entraîne tout naturellement une croissance de la population aussi bien que du niveau de vie par tête, comme nous pouvons le constater en étudiant l’histoire de l’humanité depuis ses débuts, et son passage de quelques millions d’êtres humains aux plusieurs milliards que nous sommes aujourd’hui. L’économie doit donc principalement s’intéresser aux facultés créatrices de l’homme, puisque c’est leur éducation qui déterminera chez lui une aptitude plus ou moins grande à comprendre son environnement et à créer les outils nécessaires à sa transformation. Partant de cette conception générale, on pourrait situer les débuts de la science de l’économie au moment où l’homme a commencé à mettre au point des instruments pour maîtriser son environnement, ce qui nous ferait remonter très loin à l’aube de l’humanité. Les développements dans la Grèce Antique, allant des Républiques ioniennes à Archimède et passant notamment par l’Académie de Platon constituent cependant, pour le développement des technologies et de cette conception de l’économie, une période de progrès qualitatifs remarquables, sans oublier toutefois la dette de la Grèce envers l’Égypte dont Thalès, Pythagore et Platon avaient appris tous les secrets. Bien avant Archimède, et son « donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde », les noms de Platon et de son ami Archytas de Tarente, qui fut le premier à résoudre le difficile problème de la duplication du cube, ont aussi été associés au progrès technologique. Platon, souvent présenté comme un rêveur coupé des réalités, est en fait connu pour avoir contribué au perfectionnement du clepsydre (horloge hydraulique), ainsi qu’à l’invention d’un réveil matin pour ses élèves à l’Académie ! Archytas et Archimède contribuèrent également au perfectionnement des poulies, leviers et vis hydrauliques. Les Grecs ont aussi utilisé l’eau comme source d’énergie : l’utilisation de roues à aubes ou hydrauliques en témoignent, sans parler des premières tentatives d’utilisation de la vapeur comme source d’énergie qu’on peut voir dans la turbine à vapeur d’Héron. Mais c’est seulement à partir de l’ère chrétienne que le progrès technologique connaîtra une grande accélération, devenant l’une des principales préoccupations de la société. En effet, l’ère chrétienne ajoute quelque chose de primordial aux contributions de la Grèce. Fascinés par le potentiel créatif de l’esprit humain, les Grecs ont donné une impulsion significative au développement technologique. Ils semblaient cependant manquer du sens de justice sociale vis-à-vis de tous les hommes, ce qui les empêcha certainement de concevoir et promouvoir le développement technologique comme moyen d’améliorer la condition de tous les êtres humains. La société grecque, même à son âge d’or, acceptait l’esclavage - perversion significative. L’ère chrétienne rassemble les meilleures traditions du judaïsme mosaïque et de la Grèce antique et y ajoute quelques éléments importants. L’idée que l’homme est fait à l’image de Dieu était présente dans les deux courants qui donneront naissance au christianisme. Quel est la nature du lien qui existe entre Dieu et l’homme cependant ? L’homme est à l’image de Dieu en tant qu’il est "créateur" lui-même, qu’il est le reflet vivant des pouvoirs créateurs de Dieu. La contribution cruciale de Platon est d’avoir explicité la nature même du « Créateur » et comment, par quel processus connaissable, Dieu « crée » de telle sorte ces processus qui sont à l’image du Créateur. Le christianisme va plus loin dans ces concepts. A travers le Christ - homme et Dieu tout en même temps, qui s’est fait homme pour apporter la raison et sauver l’humanité - un lien substantiel est établi entre Dieu et tous les hommes. Donc chaque individu possède une étincelle divine et est le reflet vivant du Créateur. Un nouveau concept de l’État sera développé par les plus grands penseurs de l’ère chrétienne dont Saint Augustin, en harmonie avec ces conceptions fondamentales. C’est à l’État de faire en sorte que l’homme puisse développer ces facultés qui font de lui le reflet vivant de Dieu - ses facultés créatrices. L’État doit aussi créer les conditions dans lesquelles tous les êtres humains vivront en conformité avec la mission qu’ils ont reçue à travers la Genèse : « Multipliez-vous, peuplez et dominez la terre ». De ces conceptions naîtra une culture et une civilisation dont les contributions au progrès de l’espèce humaine dans tous les domaines - arts, philosophie, sciences, techniques - sont les plus remarquables, intégrant celles d’autres civilisations pour les porter toutes plus loin. Nous n’affirmons pas que tout dans la chrétienté ait reflété ces principes. L’apparition du servage, avec tout le mépris qu’il comporte pour l’individu, atteste de périodes de dégénérescence aussi dans l’ère chrétienne. Mais, c’est à travers des moments de « renaissance », de périodes exceptionnelles d’inspiration et d’élévation dans lesquelles réapparaît le christianisme socratique dans toute sa vigueur, que l’homme a pu progresser considérablement dans tous les domaines, comme en témoigne l’augmentation très importante de la population et du niveau de vie par habitant qui sont caractéristiques de l’ère chrétienne. Le règne de Charlemagne constitue sans aucun doute une de ces périodes de renaissance pendant laquelle la musique et les arts en général, les sciences et les techniques connurent un essor extraordinaire, jetant ainsi les bases pour le mouvement des cathédrales, puis pour la Renaissance italienne, de loin l’une des périodes les plus riches en accomplissements intellectuels de l’histoire de l’humanité. La redécouverte, par l’extraordinaire savant que fut le cardinal Nicolas de Cuse, du « principe isopérimétrique », c’est-à-dire le principe selon lequel l’action circulaire génère la plus grande quantité du travail dans le plus petit périmètre d’action ou, autrement dit, que la figure du cercle contient la plus grande superficie possible dans le plus petit périmètre, ainsi que ses travaux sur Archimède, auront des répercussions extrêmement importantes lors de la Renaissance italienne dans le domaine de la géométrie, de la physique et de la mécanique. L’application de ces principes à la conception de machines par Léonard de Vinci - souvent en avance de plusieurs siècles - nous donne encore aujourd’hui une idée de leur puissance. Si l’on en doutait, une visite à Amboise suffirait à nous en convaincre... La science de l’économie ne doit pas être confondue cependant avec le développement des technologies, même si ces dernières constituent l’élément central. La science de l’économie est un concept plus vaste. C’est la science qui permet à l’homme de se reproduire à un niveau toujours plus élevé, et dont les technologies de plus en plus perfectionnées lui servent de levier. Pour bien comprendre l’économie telle que nous venons de la définir, on peut la comparer à un système thermodynamique. Combien d’énergie doit-on fournir au total pour produire tous les biens nécessaires à la reproduction de l’espèce humaine à un niveau supérieur ? Comment cette énergie est-elle transformée en travail ? Une fois le processus de fabrication terminé et après avoir remplacé tous les matériaux consommés pour la production, énergie initiale comprise, reste-il de l’énergie libre, du surplus ? Dans une économie saine, ce surplus est réinvesti pour améliorer les capacités de départ - les techniques, par exemple - provoquant par là même une augmentation de l’énergie libre du processus. La croissance économique réelle est alors mesurée en termes de « taux d’accroissement » de « l’énergie libre » sur une période de temps déterminée. Examinons cette conception du point de vue d’une technologie spécifique, d’une machine. Déterminons la relation entre le type d’énergie fournie au départ - main-d’oeuvre humaine, force d’animaux ou apport de technologies - et le rendement total en termes de production. Quel système produit le plus d’énergie libre ? Est-ce celui qui exige la force productive de 100 hommes - en n’oubliant pas de compter les coûts de cette main-d’ouvre - ou bien celui d’une simple machine à vapeur qui accomplit le même travail ? Si l’on prend en compte uniquement la question de la main-d’ouvre, il est évident que le coût de maintien de la main-d’ouvre pèsera plus lourd sur le premier système que le coût de maintenance et d’amélioration d’une simple machine et de la source de son énergie. Le deuxième système donc, qui emploie une source d’énergie plus efficace et une technologie plus perfectionnée (la machine à énergie thermique), générera plus d’énergie libre. La productivité d’une technologie est également fonction de sa conception. Partant de la même source d’énergie et du même type de technologie, obtient-on plus d’énergie libre avec un modèle de machine plutôt qu’un autre ? C’est une question importante, car c’est aussi en appliquant « le principe de moindre action » à la conception de la machine que le travail sera plus efficace. Dieu agit avec les moyens les plus simples pour obtenir les effets les plus riches, dit Leibniz dans ses Discours métaphysiques ; il entend par là que Dieu agit de la manière la plus intelligente possible grâce au principe de moindre action. L’idée d’obtenir le maximum de résultats avec le minimum d’efforts, nous l’avons déjà dit, fut d’abord élaborée par les Grecs, qui découvrirent le « théorème isopérimétrique », puis réactualisée par Nicolas de Cuse pendant la Renaissance. Le principe de moindre action - action circulaire minimale permettant d’exercer un maximum de travail - s’applique au fonctionnement des machines. Déjà, pendant la Renaissance, Léonard de Vinci, inspiré par les idées de Nicolas de Cuse, avait su appliquer ces conceptions à la mécanique. A l’Académie des sciences de Colbert aussi on prêta beaucoup d’attention aux « voies de moindre action ». Comment Leibniz appliqua-t-il ces conceptions à l’économie ? Le travail qu’il réalisa dans les mines de la Harz, à une centaine de kilomètres de Hanovre, montre bien la nature de ses recherches dans ce domaine, comme nous pouvons le lire dans sa Correspondance. A partir de 1678, Leibniz, sous contrat avec la maison de Brunswick-Hanovre, passa quelque 165 semaines à travailler à l’application des technologies modernes aux problèmes de la région. Il s’agissait d’un moulin à eau qui, d’après lui, pouvait être le « fondement d’un grand dessein ». Les mines de la Harz étaient potentiellement riches en plomb, duquel on extrayait de l’argent, mais elles n’étaient pas très productives, suite à certaines difficultés auxquelles Leibniz va s’attaquer, notamment le problème du pompage de l’eau de la mine.
Leibniz, qui travaillait alors avec Christian Huyghens (qu’il avait rencontré à Paris lors de sa première visite en 1672) et avec sur le problème de la construction des moteurs, essaye plusieurs idées ingénieuses pour résoudre ce problème. Pour élever l’eau des mines, il fallait avant tout assurer une force motrice régulière. Dans le Harz, les petits fleuves qui fournissaient l’énergie hydraulique pour le pompage avaient des cours irréguliers à cause des pluies aléatoires de la région. Il en était de même du vent qui faisait tourner les roues des moulins. Pour constituer un cours d’eau régulier, Leibniz s’inspira de la solution de Christian Huyghens au problème des pendules marines de précision. Comme nous le verrons plus tard, Huyghens donna au balancier de ces pendules le mouvement d’une courbe « cycloïde », courbe « de moindre temps » qui, en réduisant les effets de la friction et en assurant l’uniformité du mouvement du balancier, donne une bien plus grande précision. Leibniz voulut créer un débit d’eau régulier en appliquant la technique du mouvement cycloïdal à un moulin à vent. Le projet final présenté par Leibniz en 1680 (Figure 1) est étonnamment ingénieux, et met à l’épreuve les technologies les plus avancées de l’époque ainsi que ses concepts sur l’énergie et leurs liens avec le travail. C’est l’utilisation complémentaire de l’action du vent et de l’énergie hydraulique qu’il propose. Le projet consiste à construire un moulin à vent qui pompera l’eau des mines, cette eau devant à son tour servir d’énergie pour faire fonctionner des roues hydrauliques avant de tomber dans un réservoir duquel elle sera soit pompée directement par le moulin, soit mise de côté pour plus tard. On peut dire qu’il a conçu un circuit fermé complètement circulaire et développé un concept déjà élaboré de « stockage ». On peut économiser la force du vent et pour ainsi dire l’emmagasiner. Cela revient à dire que, grâce à cette méthode, on amène l’eau dans le réservoir, où elle est emmagasinée. On peut ensuite l’utiliser au profit commun des mines en la déversant dans les machines hydrauliques, les carrières, etc. Ainsi, cesse aussi d’être valable l’objection principale selon laquelle on est incapable d’être maître du vent et d’en avoir quand on en veut. Toute eau qu’on introduirait ainsi dans le réservoir vaudrait son pesant d’or. Et quand on en aurait tant et plus, on pourrait très bien l’utiliser. Leibniz semble perfectionner par là la notion d’énergie cinétique (le vent) et sa transformation en énergie potentielle (l’eau dans le réservoir), de même que sa reconversion en énergie hydraulique. Il explique que le but de ce système est précisément de trouver un moyen d’utiliser conjointement le pouvoir du vent et de l’eau.« Ceci doit permettre à chacune des forces d’aider l’autre, au cas où celle-ci ne suffirait pas à tous les usages utiles. Ainsi la puissance considérable que la nature nous offre ne serait pas gaspillée, mais convertie en travail utile ». A cette conception de l’économie physique, LaRouche a apporté une autre contribution. Le développement économique pleinement réussi est celui dans lequel le taux de croissance de l’« énergie libre », ou du « surplus » du système, progresse non pas de manière linéaire, mais de manière exponentielle. Le taux accéléré de croissance est le résultat de sauts non-linéaires de croissance, produits par l’application de technologies nouvelles qui font avancer les secteurs clés de l’économie. En effet, l’introduction de certains types de technologies modifiant le mode de fonctionnement précédant, provoquera une série d’ondes de transformations non-linéaires de l’économie. Quelle est la fonction mathématique qui permet de mesurer les effets non-linéaires engendrés par l’introduction de technologies nouvelles ? Quelle est la fonction mathématique qui permet d’évaluer la croissance non-linéaire de l’économie sur une longue période de temps ? LaRouche fait appel aux théories de Riemann et Cantor qui permettent de mesurer ces formes de développement. Nous ne pouvons pas examiner la question ici, mais nous invitons le lecteur à se reporter aux textes de M. LaRouche dans ce domaine. Tournons-nous maintenant vers les contributions de Jean-Baptiste Colbert à l’économie et à la politique. Nous avons intitulé ce chapitre « Le règne de Colbert », pour faire contre-poids aux idées couramment répandues sur le « règne » de Louis XIV. Pendant que Colbert s’efforçait de bâtir la nation, Louis XIV passait son temps à faire des guerres sans but, ni raisons précises, guerres qui finirent par détruire tous les accomplissements de Colbert. Une des rares choses dont nous sommes redevables à Louis XIV, c’est d’avoir donné à Colbert la possibilité de réaliser ce qu’il voulait pendant les dix premières années de son ministère au moins. A la mort de Mazarin, en 1661, quand le Roi prit Colbert comme Intendant des Finances, l’économie de la France était en pièces suite à la guerre et aux luttes intestines. Le pays était lourdement endetté et les revenus du Roi avaient été hypothéqués à maintes reprises. La ruine du commerce à cause de la guerre, ou bien à cause des seigneurs qui levaient des impôts exorbitants sur toutes marchandises passant par leurs domaines, avait provoqué la faillite des manufactures. Sur les mers, comme nous l’avons vu, la France était totalement dépendante de la Hollande, ne disposant pas de sa propre flotte marchande et militaire. Jean-Baptiste Colbert va déjà aborder les problèmes financiers. On n’avait encore jamais eu l’idée de créer une banque nationale qui accorde des crédits, et seuls le roi, l’aristocratie, et dans certains cas la bourgeoisie naissante - pourvu qu’elle s’y intéresse - avaient les moyens d’investir dans de grands projets. En dehors d’eux, il n’y avait que les financiers de tous poils. Une des premières tâches de Colbert sera de s’attaquer au contrôle de ces derniers sur les finances du pays. Il fait également en sorte que les revenus du Roi soient disponibles pour l’investissement productif. Dans ce sens, la tâche de Colbert n’était pas très différente de celle qui s’impose aujourd’hui aux dirigeants du tiers monde et des pays de l’Est. Pour libérer le pays du joug des financiers, Colbert devra s’attaquer à la personne la plus influente du Royaume après le Roi lui-même : le Surintendant général des Finances Nicolas Fouquet, l’équivalent du ministre des Finances aujourd’hui. Non content d’avoir ravagé l’économie, Fouquet était sur le point d’organiser un « coup d’État » contre Louis XIV, quand Colbert démasqua le complot et le fit emprisonner jusqu’à la fin de ses jours. C’est en 1659 que Colbert lance la première salve du combat contre Fouquet. Dans un mémorandum adressé à Mazarin, il dénonce le gaspillage de l’argent royal. Sur les 90 millions de livres d’impôts levés - tout le monde payait à l’exception des nobles et du clergé - le Roi n’en recevait, d’après Colbert, même pas la moitié. En dehors de malversations perpétrées par certains fonctionnaires - un des collaborateurs de Fouquet est accusé d’avoir volé quatre millions de livres - le reste de ces impôts servait à payer les rentes accordées par le Roi, ou d’autres dettes gouvernementales. D’autres appropriations illégitimes pouvaient représenter 12 à 15 millions de livres, ne laissant pratiquement rien pour le Roi. Parmi les abus dénoncés dans ce document, Colbert mentionne l’existence d’un « bataillon » de 30 000 officiers de justice - collecteurs de dettes - qui saignaient à blanc la population. Ils devaient collecter l’équivalent de 20 millions de livres en impôts et autres paiements tout en se remboursant au passage de leurs frais divers, y compris des impôts sur le revenu payés d’avance pour permettre au Roi de couvrir ses dépenses urgentes. Le Roi demandait souvent de telles avances pour lesquelles les collecteurs émettaient leurs propres notes de paiement. Mais comme ils étaient le plus souvent incapables de recouvrer tous les impôts, leurs notes de paiement restaient lettre morte. Entre-temps, le Roi leur octroyait le droit de garder un sixième des impôts qu’ils recueillaient, en paiement de leurs prêts. Ce système, tout en saignant à blanc le peuple, appauvrissait en même temps le Roi.« La population souffre dans toutes les provinces sous la pression de l’exacteur, disait le Président de Lamoignon, et il semble que ni leur substance, ni même leur sang ne puissent satisfaire à la soif ardente des partisans. » (collecteurs d’impôt, Ndlr). Les revenus du Roi étant dilapidés de cette manière, il n’a d’autre choix que d’emprunter. Emprunter pour investir, pour faire la guerre, pour survivre. C’est cela qui le met à la merci du Surintendant Fouquet ou d’autres banquiers et financiers de France et des grands centres financiers d’Anvers ou d’Amsterdam. C’est contre eux que Colbert crée en 1661 un Tribunal de Justice, qui en fera trembler plus d’un dans le pays tout entier. Colbert propose dans ce mémorandum de libérer les revenus du Roi afin de lui permettre de financer ses dépenses personnelles, son armée de terre et de mer, et de faire des investissements utiles. En rachetant une grande partie des rentes et des fonds d’État et en réduisant considérablement le nombre d’officiers de justice, Colbert prévoit que le Roi pourra recevoir, en 1660, 40 millions de livres de revenus, somme qui augmentera de 10 millions l’année suivante et de 10 millions encore deux ans plus tard. En même temps, les impôts que la population aura à supporter - et Colbert s’attache à établir un système plus juste dans ce domaine - iront directement au Roi et non pas à des milliers d’intermédiaires. Le pays a tout à gagner de ce projet - les officiers de justice, se retrouvant sans emploi, devront enfin contribuer à la production de vraies richesses pour la société. Le combat contre l’empire commercial hollandaisIl reste encore une chose à faire après cela, poursuit Colbert dans son mémorandum, c’est rétablir le commerce extérieur et intérieur du pays. Dans un discours prononcé le 3 août 1664, Colbert abordera les raisons de la ruine du commerce en France ; il s’agit d’un véritable réquisitoire contre les Hollandais, qui contrôlaient jusqu’aux échanges entre différents ports français. Colbert dénoncera notamment le pouvoir de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, créée en 1598, et qui« s’est tellement accrue depuis ce temps qu’elle est sans comparaison plus puissante dans les Indes que les Estats en général, leurs souverains, ne le sont en Europe, qu’elle déclare et fait la guerre aux plus grands roys de ce pays-là, et dont les effets se sont trouvés monter à 800 millions par le dernier inventaire qui en a été fait ». En effet, les importations hollandaises en Europe étaient estimées entre 10 à 12 milliards de livres. Les marchandises étaient protégées par leur propre armée, constituée de 10 à 12 000 troupes et de 40 à 50 vaisseaux de guerre. Et leur domination s’étendait bien au-delà des Indes orientales : ils étaient les maîtres incontestés de la Baltique et des mers du Nord de l’Europe, et ils exerçaient une influence significative au Levant et dans les Antilles. La raison de cet état de choses se trouvait dans le fait, déjà mentionné, que la France ne disposait pas de flotte marchande. Les Hollandais exerçaient non seulement un contrôle total sur le transport des marchandises, ce qui leur permettait de déterminer les prix du transport et d’exploiter à fond leur rôle d’intermédiaires uniques, mais ils arrivaient même à fixer les prix des marchandises. Ce mode de pillage n’est pas sans rappeler, encore aujourd’hui, celui employé par les cartels céréaliers dans le monde entier aujourd’hui. En outre, Colbert dénonce les « commissaires » que les Hollandais« ont eu pouvoir d’establir dans tous les ports du royaume, s’estant rendus maistres de tout le commerce par la navigation, ils ont mis le prix à toutes les marchandises qu’ils achètent et à celles qu’ils vendent » ! Ceci était une catastrophe pour la France où l’argent liquide était rare depuis la guerre. La Hollande exportait des marchandises en France en échange d’autres produits qu’elle vendait ensuite ailleurs. Dans l’esprit de Colbert, si le pays vendait ses propres produits, il recevrait plus de liquidités. Il savait aussi que la vente de produits manufacturés rapporte plus d’argent que celle des matières premières. Selon Colbert, les Hollandais soutiraient à la France quelque 4 millions de livres par an, rien qu’en transportant ses produits. Et pendant que les exportations de produits tels que les vins, les liqueurs, le papier, le fer, la soie, les tissus, auraient dû rapporter à la France entre 12 et 18 millions de livres par an, elle n’en encaissait que 4 à 6 millions. Rétablir le commerce intérieurSi l’état du commerce extérieur était désastreux, celui du commerce intérieur ne l’était pas moins. L’endettement des villes, les droits à payer à chaque pont ou lieu de passage, l’état lamentable des routes ainsi que le nombre de taxes levées par les différentes provinces avaient fini par étouffer le commerce et les manufactures. Pour relancer leur dynamisme, Colbert propose toute une série de mesures. Tout doit être fait pour encourager les manufactures, puisque ce sont elles qui apporteront le plus de liquidités et c’est grâce à elles aussi « qu’un million de personnes pourront gagner leur vie ». Il faut considérablement améliorer la circulation des marchandises dans le pays et à l’extérieur. En matière de commerce extérieur il faut, pour se libérer de la domination hollandaise, construire une flotte marchande et militaire capable de s’y opposer. Ce sera l’un des principaux projets de ce règne, sur lequel nous reviendrons. Colbert prévoit de doubler, voire tripler les capacités portuaires de la France à la fois sur l’Atlantique et la Méditerranée, ainsi que de lancer un vaste programme de construction rapide d’une flotte compétitive, ceci allant de pair avec le développement d’une nouvelle conception de chantiers navals intégrés. Colbert apportera tout le soutien nécessaire à la navigation et encouragera ceux qui voudront construire de nouveaux navires ou contribueront d’une manière ou d’une autre à ces projets. Finalement, il fondera des compagnies maritimes qui feront concurrence à celles des Pays-Bas sur pratiquement toutes les mers. C’est comme cela que sont nées les Compagnies françaises des Indes occidentales et orientales, ainsi que les compagnies des Pyrénées, du Nord, du Levant, du Sénégal et de Guinée. Cependant, la plupart de ces compagnies échoueront dans leurs tâches. Le rétablissement du commerce intérieur posait deux problèmes essentiels :
Le premier problème n’était pas simple, car le pouvoir de lever des droits de passage et des impôts était souvent un privilège accordé par le Roi en échange d’autres services et de prêts. C’est pourquoi Colbert n’a pu résoudre ce problème de son vivant. Dans le préambule de l’Edit de 1664, il a bien annoncé son intention de réduire tous les droits à un seul, mais face à une opposition massive, il n’y parviendra pas. Quelques provinces seulement ont accepté son plan. Les taxes à l’exportation étant multiples et pesant lourd sur le prix des produits français, ceux-ci n’étaient donc plus compétitifs. Dans certaines régions, il y avait parfois plus de 20 impôts différents sur des marchandises transportées d’une province à l’autre ! La douane de Valence est bien connue pour avoir mis en faillite plus d’un industriel ; elle taxait de 3 à 5% tous les produits venant du Sud-Ouest de l’Europe et de France, de même que les marchandises provenant du Nord ou du Centre de la France et se dirigeant vers le Sud-Ouest. Les abus étaient considérables. A Lyon, un produit manufacturé pouvait être imposé jusqu’à trois fois. Bâtir l’infrastructureLe deuxième problème à résoudre était celui de la reconstruction du réseau routier. Comme le sang dans un corps vivant, les produits de base, les biens manufacturés et la population doivent pouvoir se déplacer facilement dans toute la nation, depuis le lieu d’extraction jusqu’à celui de la fabrication, puis de la consommation. Comme Colbert le précisa à maintes reprises, et en particulier dans une lettre de 1671 à un intendant de Châlons, le développement de l’infrastructure des transports était prioritaire, car « rien ne peut être plus avantageux pour faciliter le commerce, vous ne devez pas douter que j’en excite aussi le plus grand nombre de personnes que je pourrai à s’intéresser dans de semblables entreprises ». Colbert trouvait qu’il n’y avait rien de plus pernicieux pour le commerce qu’un mauvais état des routes. Les voies romaines avaient été peu à peu recouvertes par les forêts ou par la terre et remplacées par d’autres routes, tracées de manière complètement arbitraire. Leur reconstruction devait être étudiée scientifiquement, à l’exemple des artères et des veines qui transportent le sang vers les principaux organes du corps, et des millions de vaisseaux plus petits qui l’amènent dans les parties moins importantes. Colbert développe cette conception dans une lettre datée du 9 mai 1680 aux intendants des pays d’élections :
Quand Colbert prit ses fonctions au gouvernement, le budget consacré aux Ponts et Chaussées n’avait jamais été aussi bas : 100 000 livres, dont 22 000 pour les routes. En 1664, le budget des routes avait doublé et atteignait, en 1671, 623 000 livres ! De nombreuses routes principales furent reconstruites ou rouvertes pendant le ministère de Colbert (les axes principaux furent améliorés soit à cause de leur importance commerciale, soit pour des raisons stratégiques, comme par exemple les routes rejoignant les États allemands en passant par la Champagne, la Lorraine, l’Alsace, celles menant à l’Espagne via Paris-Bordeaux-Bayonne, les routes de Lyon et de Dijon, etc.). Les canaux : des chemins qui marchentC’est le grand scientifique Blaise Pascal qui comparait les canaux à des chemins qui marchent, et en effet, Colbert se donnera encore plus de mal pour développer les transports fluviaux que les transports terrestres. En 1681, il envoie une lettre aux intendants de Tours et de Limoges, les exhortant à s’y exercer : « Rien n’étant plus utile et plus avantageux pour la population que la navigation fluviale ». La réalisation principale de Colbert dans ce domaine sera la construction du Canal du Midi, un très vaste projet équivalent à l’époque à la construction du Canal de Suez ou de Panama, dont nous parlerons plus tard. Colbert aménagera pratiquement toutes les rivières ; il veut que les transports fluviaux puissent traverser le pays d’Est en Ouest et du Nord au Sud à partir du plus grand nombre de lieux possibles. Aucun obstacle naturel n’arrêtera les projets de ce grand homme, qui entend faire de la France un immense domaine productif.« Vous savez combien il est important de rendre les rivières navigables autant qu’il est possible pour la commodité des peuples... comme ces ouvrages sont extraordinaires et forcent en quelque sorte la nature, il se trouve bien souvent que, par les expédiens des hommes habiles, ce qui paroissoit auparavant impossible devient possible, dit-il dans une lettre à l’intendant de l’Aube, région où un projet d’ingénierie venait juste d’échouer. (...) Ces travaux sont extraordinaires et maîtrisent pour ainsi dire la nature. On se rend compte que grâce aux inventions des hommes, ce qui paraissait impossible avant devient réalisable. » Un coup d’oeil à lacarte donne une idée de l’importance du grand dessein de Colbert. Il n’y a pratiquement pas une rivière qui ne fut aménagée. De nombreux canaux ont été construits pour relier ces rivières entre elles.
D’autres furent étudiées sous forme de projets à réaliser à l’avenir au plus grand avantage des populations. Parmi ceux-ci, on comptait les canaux joignant Saint Omer à Calais, et la Loire au Loing. On fit une première étude sur la liaison de la Somme à l’Oise, projet réalisé un siècle plus tard. Riquet, qui construisit le Canal du Midi, fut sollicité par Colbert pour travailler sur un projet reliant la Seine à la Saône. D’autres études portaient sur le Canal du Charolais et le Canal de Bourgogne, sur la liaison de l’Oise à l’Escaut, et de l’Aisne à la Meuse. Les instructions envoyées au Chevalier de Clerville, Commissaire Général chargé des fortifications et travaillant toujours en liaison avec l’Académie des Sciences pour la réalisation de tels projets, donnent une bonne idée de ce que ces projets représentaient et du grand chantier que la France était devenue sous Colbert. Cela donne aussi une idée de l’attention particulière que Colbert portait à chacun de ces plans. Ce mémorandum de 1663 donne des directives à Clerville pour inspecter les différents grands chantiers du régime sur la route de Marseille, où il va prendre connaissance des travaux en cours.
« Les manufactures faisoient gagner une infinité de peuples. L’argent ne sortait point du royaume ; les marchands rapportoient quantités de marchandises riches par le moyen desquelles ils attiroient beaucoup d’argent au dedans », dit Colbert lors d’un discours prononcé en 1663, dans lequel il énumère les bienfaits des manufactures pour la nation. La guerre, le désintérêt vis-à-vis du commerce, le désordre de la production, la mauvaise qualité des teintures, telles étaient quelques-unes des raisons citées par Colbert pour expliquer la désorganisation de la production manufacturière en France. Alors qu’au XVIème siècle, la Hollande et l’Angleterre n’avaient pas de manufacture de draps, et que toutes les laines espagnoles étaient tissées et fabriquées en France, la situation se présentait autrement du temps de Colbert. Il ne restait pratiquement plus rien de ce commerce avec le Levant qui avait été dominé par Marseille, où on échangeait des produits français contre d’autres marchandises au Caire, qui étaient ensuites vendues à leur tour à toute l’Allemagne. Résultat, la production française avait chuté à tel point que l’économie nationale était devenue entièrement dépendante des importations ; lainages et tissus venant de Hollande et d’Angleterre, fer et bois venant de Suède, miroirs et dentelles de Venise, soies de Bologne et tapisseries flamandes, tout l’argent s’engouffrait dans ces dépenses. Rétablir la manufactureAfin de revaloriser les manufactures en France, Colbert propose une approche à différents niveaux. Il s’agit des mesures « protectionnistes » tant décriées encore aujourd’hui par les défenseurs des dogmes libre-échangistes en Grande-Bretagne, en Amérique et ailleurs. Tout d’abord, il accorde aides spéciales et privilèges aux industries naissantes qu’il veut développer et qui revêtent une importance stratégique. Au moyen de tarifs protectionnistes, il les défend contre l’importation des mêmes produits. Mais tout en protégeant les industries jugées cruciales, il n’hésitera jamais à encourager la concurrence entre d’autres secteurs industriels qui ne sont pas suffisamment dynamiques et qui pourront donc bénéficier d’une compétition loyale. En même temps, il réduit les droits de passage et toutes sortes de douanes pour stimuler la croissance des manufactures. Soucieux d’améliorer la qualité des produits français, il adopte des contrôles sévères de qualité qui, même s’ils entraînent quelques abus, s’avèrent nécessaires pour rendre la production française compétitive. On imposera donc des étalons de mesure pour le tissu et d’autres produits pour mettre fin à l’anarchie d’une situation où chaque artisan avait ses propres mesures. Colbert, qui a avant tout horreur de la paresse, abolit 17 fêtes nationales et interdit aux moines de donner de l’argent aux mendiants, leur demandant plutôt de mettre les oisifs au travail. Bien longue est la liste des manufactures que Colbert s’efforcera sans compter de développer : tissus, acier, fer blanc, fil de laiton, goudron, ancres, linges de table, savon, huile de baleine, soies, cuirs et peaux, tapisseries, velours, tapis flamands, tissus en soie, etc. A l’étranger, une politique de recrutement des travailleurs les plus qualifiés est menée sans relâche par les ambassadeurs et les consuls, provoquant la fureur des ennemis de Colbert en Angleterre, Hollande et ailleurs. En même temps, on empêche les travailleurs français de quitter le pays pour installer une industrie ailleurs. Pour mettre sur pied la flotte française, on fait appel aux meilleurs constructeurs de navires hollandais, anglais et italiens. De même, en leur offrant un bon salaire et des privilèges, on encourage les meilleurs producteurs de dentelles, de miroirs, etc., à venir s’installer en France. L’un des exemples les plus célèbres est celui d’un drapier de Middlebourg, Josse van Robais, qui se voit octroyer un privilège de vingt ans pour monter une grande usine à Abbeville en 1665 ; il amènera 50 ouvriers hollandais avec lui. Quant à l’industrie de la dentelle, elle sera massivement subventionnée. En 1665 est créée la Manufacture de Dentelle de France, forte d’un privilège de dix ans, et enregistrera huit ans plus tard des profits de 30% ! Dès 1685, l’Intendant de Normandie recense quelque 20 000 dentellières rien qu’au Havre et dans la région. La production hollandaise s’en trouve amoindrie d’autant et en 1670, la Manufacture de Leyden faillit fermer ses portes en raison de l’exode vers la France de ses travailleurs. Le même développement est visible dans d’autres secteurs. La manufacture de miroirs avoisine, d’après les rapports de l’époque, la perfection. Colbert accorde une grande importance au développement du lin, indispensable pour la fabrication de draps. Le contrôle de la qualité sera la mesure la plus contestée en raison de certains dérapages. Colbert est parmi les premiers à promouvoir une vraie production industrielle dans les usines. Auparavant, les travailleurs produisaient chez eux, à titre individuel, sans de véritables critères de qualité et, plus problématique encore, sans système de mesure unifié. Colbert se battra donc pour les faire produire dans des usines qui emploieront parfois jusqu’à plusieurs milliers de travailleurs. Dans le même but, il organise les industries en corporations, réduit le nombre d’apprentis et crée des écoles techniques pour instruire les travailleurs. Il rédige plusieurs documents dans ce sens, y compris la célèbre Charte de l’Industrie, document de 59 articles qui définissent les conditions relatives à l’entrée des travailleurs dans les maîtrises et à leur éducation, et établissent dans les détails les tailles et qualités de toutes sortes de laines et de draps, ainsi que les types de produits pouvant servir à la confection des différents produits. Les lettres patentées de Louis XIV dans lesquelles il approuve la Charte de l’Industrie spécifient que les mesures sont motivées« par le désir de remédier aux abus qui se commettoient depuis plusieurs années aux longeurs, largeurs, force et bonté des draps, serges et autres étoffes de laine et de fil, et de rendre uniformes toutes celles de même sorte, nom et qualité, en quelque lieu qu’elles fussent fabriquées, tant pour en augmenter le débit dedans et dehors le royaume, que pour empêcher le public d’être trompé. » Le point faible de ces mesures est la tendance à imposer des normes jusque dans le moindre détail au lieu de se contenter d’établir des lignes générales. Ainsi, par exemple, seule la graisse la plus blanche du porc doit être employée dans la préparation des laines. En outre, les mesures sont imposées de façon assez brutale. En 1666, les producteurs de la région de Carcassonne essaient de faire accepter qu’« aucun manufacturier ou autre abusoit de la marque d’une autre ville, ou faisoit appliquer la sienne à un drap étranger, il fut mis au carcan pendant six heures, au milieu de la place publique, avec un écriteau portant la fausseté par lui commise » ! Si Colbert refuse ce châtiment, il statuera néanmoins plus tard, face à la montée de la résistance contre la Charte, que tout produit non conforme aux normes sera attaché à un poteau haut de neuf pieds affichant le nom du producteur et hissé sur la place centrale ; 48 heures plus tard, les produits seront détruits et brûlés ; en cas de récidive, le marchand sera condamné à passer deux heures dans le joug, exposé sur la place centrale ! Colbert pouvait-il faire autrement à l’époque ? Sans doute pas. Tels furent les débuts de l’ère industrielle. Il serait impossible de traiter tous les domaines qui tirèrent bénéfice de la politique de Colbert. Pierre Clément reste aujourd’hui la meilleure source sur Colbert. Son Histoire de Colbert et de son Administration, ainsi que la dizaine de volumes de Mémoires et Instructions qu’il a rassemblés représentent un travail remarquable à tous points de vue. N’oublions pas non plus l’intérêt de Colbert pour l’agriculture ; il promeut notamment la culture de mûres pour la production de vers à soie. Il travaille sans relâche à la restauration et à l’entretien des forêts du domaine royal - en grande partie hypothéquées ou vendues au cours des années - sans lesquelles il sera impossible de développer une puissance navale véritablement indépendante. Enfin, Colbert est bien connu pour avoir amélioré la qualité du cheptel, amenant de toute l’Europe les meilleures espèces pour les élever en France, car « il faut toujours travailler à l’augmentation de bestiaux et au soulagement des peuples ». De nos jours, les agriculteurs seront heureux d’apprendre que Colbert avait interdit la saisie de bétail en paiement de la dette. Dans sa conception, plus les gens sont riches, mieux ils peuvent s’acquitter des impôts, augmentant ainsi la quantité d’argent à la disposition du roi pour une quelconque entreprise d’intérêt général. Afin de réaliser des oeuvres qui « sont extraordinaires et forcent la nature », Colbert place au centre de son grand dessein l’Académie royale des Sciences, fondée à son initiative le 22 décembre 1666. Les grands projets de son règne - depuis le canal du Midi jusqu’à la mise sur pied de la flotte - eussent été impensables sans l’apport de cette Académie où se côtoient les plus grands scientifiques français et étrangers travaillant à résoudre les problèmes posés par le grand dessein de Colbert. L’Académie Royale des SciencesD’illustres savants participent à sa fondation ; Pierre de Carcavi, géomètre et Claude Perrault, médecin, tous deux très proches de Colbert ; deux astronomes, Jean Picard et Auzout, qui donnera son nom à la bande d’Auzout [ou Aouzou] au Tchad ; le géomètre Roberval, le célèbre physicien Edme Mariotte et, bien sûr, le grand Christian Huygens, qui sera le chef de file intellectuel de l’Académie pendant de nombreuses années. Ce centre d’intense activité scientifique attirera d’autres éminents collaborateurs au fil des ans : Leibniz, Jean et Jacques Bernouilli, Olaus Roemer (savant danois qui découvre la vitesse de la lumière), l’astronome Jean-Dominique Cassini, ainsi que nombre de géomètres et de mécaniciens de France, dont Pierre Varignon et Philippe de la Hire. Tous ces scientifiques ont été formés et influencés par les grands esprits de la génération précédente : Blaise Pascal, le mathématicien Pierre de Fermat, ami intime de Carcavi, et le géomètre Gérard Desargues. Les historiens de l’Académie notent en général que la plupart de ces savants, tout au moins les plus âgés, s’étaient d’abord réunis sous l’égide de Mersenne et de Descartes. Certes, Mersenne avait tenu des rencontres et organisé des échanges entre ces experts et Descartes ; cependant, la majorité d’entre eux - Fermat, Carcavi, Roberval et Pascal, sans oublier Leibniz et ses polémiques - ont eu de vives disputes avec Descartes. Il est important de le souligner car, en effet, l’Académie des Sciences créée par Colbert n’épouse en aucune manière l’abstraction et l’analyse stérile propre à la tendance cartésienne. Au contraire, elle est toute vouée à la solution de problèmes réels. Dans ce sens, elle sera le précurseur de l’École polytechnique, fondée en 1794 par Monge et Carnot ; là aussi, l’accent sera mis non pas sur la science abstraite et la spéculation en tant que tels, mais sur les problèmes fondamentaux de la science dont la solution apportera les moyens d’assurer la survie et le progrès continu de la société humaine. La mécanique, l’hydraulique, la chimie, la géométrie, l’astronomie, la physique, tous ces domaines vont être explorés : comment mettre au point un moteur qui puisse multiplier la productivité des travailleurs ; comment déterminer les longitudes sans lesquelles la navigation est extrêmement périlleuse et coûteuse en vies humaines et en argent ; comment développer la science permettant de construire des équipements portuaires, des canaux complexes, ou même de ces jets d’eau qui font tant plaisir aux rois ; comment mettre l’astronomie à contribution pour faire des cartes plus précises. Produire des machines sur le mode industriel, avec des normes de fabrication nationales, est une des principales préoccupations de Colbert. En 1668, il confie à deux ingénieurs de l’Académie, Niquet et Couplet, la tâche de « faire les modèles des diverses machines les plus en usage » d’abord dans la construction « la grue et l’engin », puis dans les autres arts. Ces modèles d’une très grande précision ont permis de sortir de l’ère artisanale en généralisant les procédés de construction des machines, à tel point que, en principe, quiconque les étudiait pouvait les construire lui-même. Un premier Recueil des machines et des inventions approuvées par l’Académie des Sciences sera publié entre 1735 et 1754, et un second entre 1761 et 1789 (les Descriptions des Arts et Métiers faites ou approuvées par MM. de l’Académie royale des Sciences, en 76 tomes). C’est de là que Diderot empruntera les dessins pour illustrer son Encyclopédie. Les comptes-rendus des séances de l’Académie mentionnent toutes les machines utiles qu’on soumet à l’approbation, y compris la machine de calcul de Leibniz. Enfin, des académiciens se pencheront sur l’application aux machines des principes de moindre action, comme nous le montrent les illustrations de Philippe de la Hire (Figure 2).
Sans l’Académie, il eût été impossible de produire en masse des bateaux pour la flotte. Les géomètres appliquent leurs connaissances en matière de coniques à la conception de la coque. De surcroît, l’Académie élabore l’Atlas de Colbert, véritable manuel de la construction de bateaux, comportant des études détaillées de chaque partie d’un bateau. Quel progrès prodigieux à une époque où la construction de bateaux est essentiellement un métier familial transmis de père en fils ! Certes, on avait atteint une certaine maitrise de la construction, mais les connaissances n’étaient pas accessibles à tous ceux qui voulaient les étudier et les appliquer. L’Académie, avec son orientation vers l’ingénierie et la résolution de problèmes concrets de la nation, se situe dans le droit fil du développement de toute une classe de gens pendant la Renaissance, baptisés les Ingénieurs du Roi. Ce sont en effet des ingénieurs qui, au service du Roi, étaient le plus souvent affectés à la construction de fortifications et autres ouvrages militaires. De cette tradition se développera le concept de « génie civil », le corps d’ingénieurs de l’armée. Le « Département des Fortifications des forts terrestres et maritimes », créé par Louis XIV en 1691 pour regrouper ces ingénieurs, deviendra un siècle plus tard le Corps royal du génie. Un des plus créatifs de ces ingénieurs est, bien sûr, Léonard de Vinci, qui se passionne pour tout, de la conception de machines et d’armes, aux projets de canalisations d’eau, jusqu’aux ébauches de villes. La tradition est importée en France avec les nombreux Italiens qui fuient la péninsule après le sac de Rome par les Habsbourg en 1527. Notons que le meilleur constructeur de bateaux en France à l’époque est un certain Biaggio Pangallo, issu d’une famille napolitaine de constructeurs. Des dizaines d’ingénieurs, d’hydrauliciens, d’architectes et de cartographes attachés à l’Académie sont envoyés dans les différents chantiers. Un exemple typique de l’académicien est Antoine Niquet, chargé par Colbert de rassembler les modèles de machines présentés à l’Académie. Ayant rejoint celle-ci en 1665, il deviendra ingénieur huit ans plus tard avant d’être nommé Ingénieur général des Places de Provence et de Languedoc, où il aura la charge des chantiers dans les ports de Toulon et de Sète, qui se trouve juste à l’embouchure du Canal du Midi sur la Méditerranée. Même les savants étudiant des questions de science fondamentale sont souvent appelés à résoudre des problèmes concrets sur place. Tel est le cas de Jean Richer, astronome qui découvre qu’une pendule bat plus lentement à l’équateur qu’à Paris parce que la gravité est moindre à l’équateur qu’aux pôles. En 1676, Richer réussira à trouver une solution pour la construction des célèbres sas de La Fère sur le Canal du Midi, et en 1691, il supervisera les chantiers du Port de Dunkerque. Vauban est de loin le plus brillant des ingénieurs du Roi de l’époque. Il est surtout connu pour ses plans géométriques révolutionnaires des fortifications et pour les forts qu’il fait construire le long des frontières, mais c’est également un économiste et un personnage politique remarquable. C’est seulement à la suite d’un incident fâcheux de nature personnelle qu’il s’opposera à Colbert ; et ceci mettra fin à la collaboration entre les deux grands hommes, qui eût pu être si bénéfique à la nation. Colbert regrettera l’incident et tentera à plusieurs reprises de se faire pardonner, mais en vain. Colbert confie néanmoins à Vauban certaines tâches importantes, dont la supervision de l’élargissement du port de Toulon. Mais la plupart des grands projets de son règne seront supervisés par un homme moins brillant que Vauban, le chevalier de Clerville. Si, comme l’ont fait divers historiens, on examine les livres qui ont inspiré les ingénieurs du Roi, on trouve bien des savants qui sont issus de la tradition « polytechnique ». On encourageait les architectes à lire les ouvres de Vitruve, un Romain inspiré par les Grecs, ainsi que celles de François Blondel. Ceux qui travaillaient sur les fortifications devaient étudier les travaux de Léonard, de Dürer, ce grand peintre, géomètre et constructeur de la Renaissance allemande, ainsi que de Vauban. Enfin, dans les domaines de la physique et de la mathématique, les ingénieurs étudiaient Desargues, les traités sur la mécanique de Philippe de la Hire, et Pierre Varignon, ainsi que le Traité sur le mouvement des eaux et d’autres corps fluides d’Edme Mariotte. Tournons-nous maintenant vers deux des plus grands projets entrepris par l’Académie d’alors : d’une part, la mise au point d’un moteur à gaz, à laquelle ouvraient Christian Huygens, Denis Papin et Leibniz ; et, d’autre part, les efforts de Huygens pour trouver les moyens de situer les longitudes en haute mer, ce qui mena à la construction d’horloges maritimes très précises. L’invention du moteur à vapeurD’aucuns croient que le moteur à vapeur fut inventé au cours de la « révolution industrielle » en Grande-Bretagne. En réalité, la première version du moteur à vapeur, y compris tous les principes pour le faire fonctionner, fut mise au point en France par Denis Papin et présenté dans un mémorandum publié dans les Actes de Leipsick en août 1690 sous le titre : « Nouvelles méthodes pour obtenir à bas prix des forces motrices considérables ». Cette découverte d’une immense portée s’appuyait sur les expériences faites auparavant par Christian Huygens, avec la collaboration de Papin, dans le but de développer l’ancêtre du « moteur à explosion », allumé par l’explosion de la poudre à canon. Papin profitait certainement aussi de la collaboration de Leibniz. Ces travaux, à leur tour, n’auraient pas été possibles sans la découverte par Torricelli, en 1643, de l’existence de la pression atmosphérique, ni sans l’invention par Otto von Guericke de la pompe pneumatique au milieu des années 1650, invention améliorée par la suite par le scientifique britannique Robert Boyle puis par Huygens lui-même. La mise en évidence de l’existence de la pression atsmophérique, tout comme les expériences faites du vide, donnèrent aux savants l’idée d’utiliser ces éléments pour construire un moteur mécanique. En effet, si on fait le vide dans un cylindre équipé d’un piston, la pression atmosphérique fera descendre le piston avec la force de 1 kilogramme par cm2. Si on suspend un poids au bout d’une corde attachée au piston, celui-ci soulèvera, dans sa descente, le poids. Le défi était d’incorporer cette force dans un moteur. Les efforts pour inventer le moteur sont étroitement liés à la science économique, dans la mesure où celui-ci est le meilleur moyen d’accroître la productivité des travailleurs. Avec un moteur, un ou deux hommes accomplissent le travail d’une centaine d’hommes. D’où ces intenses efforts de recherches. Une note que Huygens envoie à Colbert aux environs de 1670 - soit deux ans avant l’arrivée de Leibniz à Paris - nous informe de ses recherches dans ce domaine. On peut lire les annotations de Colbert où il approuve chaque aspect du programme.
Les premières expériences sur le moteur à pression atmosphérique seront faites à l’aide de poudre à canon. L’objectif de la machine conçue par Huygens est d’actionner des pompes destinées à créer des jets d’eau pour les fontaines du Palais royal de Versailles.« J’avois alors, nous dit Papin, l’honneur de vivre à la Bibliothèque du Louvre, et d’aider M. Huyghens dans un grand nombre de ses expériences. J’avois beaucoup à faire touchant la machine pour appliquer la poudre à canon à lever des poids considérables, et j’en fis l’essai moi-même quand on la présenta à M. de Colbert. » Le moteur à explosion de Huygens (Figure 3) consiste en un cylindre équipé d’un piston et, au fond du cylindre, de la poudre à canon enfermée dans une petite boîte. « On désirait surtout », dit Papin dans une description qui se trouve dans lesActes des érudits du mois de septembre 1688,« que la poudre allumée dans la partie inférieure du tube remplit de flamme sa capacité entière, pour que l’air en fût completement chassé, et que le tube placé au dessous du piston restat tout à fait vide d’air. » Le poids de la pression atmosphérique pousserait vers le bas le piston et, dans ce mouvement, soulèverait le poids qui lui serait attaché. Mais l’essai n’a pas été réussi. (...)« Malgré toutes les précautions dont on a parlé, il était toujours resté dans le tube environ la cinquième partie de l’air qu’il peut contenir. De là, deux inconvénients : 1) on n’obtient que la moitié de l’effet désiré, et 2) on n’élève qu’à la hauteur d’un pied un poids de cent cinquante livres, au lieu de trois cents qui auraient dû être élevées si le tube avait été parfaitement vide. « J’ai donc essayé de parvenir par une autre route au même résultat, et comme par une propriété qui est naturelle à l’eau, une petite quantité de ce liquide, réduite en vapeur par l’action de la chaleur, acquière une force élastique semblable à celle de l’air, et revient ensuite à l’état liquide par le refroidissement, sans conserver la moindre apparence de sa force élastique, j’ai été porté à croire que l’on pourrait construire des machines où l’eau, par le moyen d’une chaleur modérée, et sans frais considérables, produirait le vide parfait que l’on ne pouvait pas obtenir à l’aide de la poudre à canon. » Il décrit ensuite un modèle de sa machine à vapeur très similaire à celui de la machine à poudre. L’eau chauffée par le feu se transformait en vapeur et, à travers sa force élastique, poussait le piston vers le haut. Quand le piston arrivait tout à fait en haut, il éteignait le feu et le refroidissement transformait la vapeur en l’eau, créant un vide parfait dans le cylindre. La pression atmosphérique poussait alors le piston vers le bas, soulevant tous les poids qui lui avaient été attachés. Les résultats ont été totalement satisfaisants. Papin explique alors que son tube, dont le diamètre ne dépasse pas la largeur de deux doigts, peut soulever un poids de 60 livres. Encouragé, il propose d’augmenter le volume de l’expérience ; des tubes ne pesant que 40 livres chacun pourraient soulever, à une hauteur de quatre mètres, un poids de 2000 livres. « On vois clairement par là quelles immenses forces motrices on peut obtenir au moyen d’un procédé si simple, et à quel bas prix », conclut-il. Il énonce alors les gains de productivité que l’utilisation de cette machine promet :« Comment peut-on employer cette force pour tirer hors des mines l’eau et le minerai, pour lancer des globules de fer à de grandes distances, pour naviguer contre le vent et pour faire beaucoup d’autres applications ? C’est ce qu’il serait beaucoup trop long d’examiner. (...) Je dirai cependant ici, en passant, sous combien de rapports une force motrice de cette nature serait préférable à l’emploi des rameurs ordinaires pour imprimer le mouvement aux vaisseaux :
Denis Papin a effectivement construit un tel bateau, comme nous l’apprenons dans une lettre qu’il envoie à Leibniz le 7 juillet 1707, qui contient l’un des plus tristes récits de l’histoire de l’invention créatrice. Papin, alors sous la protection de l’Electeur de la Hesse à Marbourg, informe Leibniz qu’il avait construit le bateau et qu’il voudrait, vu le grand nombre d’ennemis qu’il a à Marbourg, aller en Angleterre pour le tester dans le port maritime de Londres. Cependant, pour emprunter les eaux du Fulda et ceux du Weser, il avait besoin de l’autorisation de l’électeur de Hanovre. Leibniz intervient en faveur de Papin par le biais de gens proches de l’Electeur, mais l’autorisation sera refusée. Papin décide alors de tenter le projet quand même, mais arrivé dans le cours du Weser, il se heurte aux bateliers qui, organisés en corporation, avaient le droit d’arrêter et de saisir tout bateau non autorisé. D’après de nombreux documents qui existent encore aujourd’hui, ils ont effectivement confisqué le bateau au port avant de le casser en morceaux ! Papin inventa bien d’autre merveilles, dont l’ancêtre de la cocotte minute, pour le plus grand bien des cuisiniers d’alors et d’aujourd’hui. En 1681, il publie en Angleterre un pamphlet intitulé New Digester dans lequel il explique le fonctionnement de cette machine au sujet duquel Leibniz a fait le commentaire suivant :« Un des mes amis me mande avoir mangé un pâté de pigeonneaux préparé de la sorte par le digesteur et qui s’est trouvé excellent. » L’un des grands problèmes scientifiques de l’époque est de pouvoir situer les longitudes, c’est-à-dire l’endroit relatif aux arcs horizontaux Est-Ouest du globe. Un coup d’oeil sur une carte nous montre que pour déterminer l’emplacement exact d’un point, d’un bateau ou de tout autre objet en mer, nous devons connaître deux coordonnées, la latitude et la longitude. Depuis l’Antiquité, l’homme a pu déterminer sans grand mal la latitude d’un bateau sur la mer (c’est-à-dire sa position par rapport aux arcs méridiens verticaux, autrement dit son angle par rapport à l’Équateur) en mesurant la hauteur du soleil à son apogée, à midi. On pouvait le faire à l’aide d’un instrument appelé quelquefois le Bâton de Jacob. La définition de la longitude était cependant infiniment plus difficile puisqu’il fallait prendre en compte la rotation de la terre sur son axe et autour du soleil. Donc, au même moment, le Soleil se lève dans une partie de la terre et se couche dans une autre. Le Soleil n’est donc pas un point fixe auquel on peut se référer. Nous nous trouvons là face à l’un des problèmes les plus cruciaux du siècle, d’autant plus que la puissance des nations ou des empires est étroitement liée à la navigation : le commerce, l’accès aux matières premières, la mise sur pied de colonies, voire même la guerre. Or, l’incapacité à définir sa position était la cause de bien des malheurs survenant en haute mer ; les bateaux pouvaient se perdre pendant des jours, voire des semaines. Depuis le début du siècle donc, à partir du roi Henri IV, les monarques ont offert des sommes d’argent considérables à tout savant voulant contribuer à la découverte de la définition des longitudes. Louis XIV promet cent mille livres françaises à celui qui résoudra le problème. Dans l’Antiquité, Hipparque avait déjà cerné le problème en établissant que la différence d’heure, au même moment, entre deux endroits du globe, était l’équivalent de la différence entre leurs longitudes (en degrés de rotation). Comme nous savons que la Terre met 24 heures pour effectuer une rotation complète - 15 degrés en une heure et 15 minutes d’arc en une minute - on pourrait calculer la différence de longitude si on peut connaître très exactement la différence d’heure entre deux endroits du globe au même moment. Si on embarquait à Marseille, à une heure donnée, une horloge marquant cette heure, on devrait pouvoir prendre cette heure comme point de référence pour définir la longitude à un autre endroit du globe. Seulement, à l’époque, les horloges ne sont pas précises et nécessitent quelquefois, en raison des mécanismes primitifs, un réglage quotidien Fixer les longitudes signifie donc mettre au point des horloges maritimes extrêmement exactes. Encore une fois, c’est Christian Huygens qui apportera une contribution extraordinaire à la solution du problème, en s’appuyant sur les principes scientifiques les plus avancés de l’époque. Huygens, nous l’avons vu, était en quelque sorte la "force motrice" de l’Académie des Sciences. C’est son père Constantin, secrétaire personnel du prince d’Orange et ami de Descartes, qui lui fera connaître la France. Pendant un premier voyage à Paris en 1655, Christian rencontre Chapelain, secrétaire de l’Académie française et proche de Colbert, qui le présente au monde scientifique de la capitale. Roberval l’informe alors des conceptions de Desargues, Fermat et Pascal. Lors de son deuxième voyage à Paris, en 1660, il rencontre un autre savant très proche de Colbert, Pierre de Carcavi, qui collabore étroitement avec le mathématicien Pierre de Fermat. Par l’intermédiaire de Carcavi, Huygens commence une correspondance régulière avec Fermat et Pascal, pour lequel il avait la plus grande estime et qu’il a pu rencontrer deux fois. En effet, Huygens fréquente le milieu janséniste également. Du 14 juin 1666, date à laquelle Colbert présente le savant hollandais à Louis XIV, jusqu’à son départ en 1681, Christian Huygens non seulement dirigera les efforts de l’Académie des sciences, mais fera fonction de conseiller spécial en matière technologique auprès de Colbert et, à ce titre, décidera généralement quelles machines seront brevetées et quelles autres seront rejetées. Il nous serait impossible de résumer ici l’ensemble des contributions de Christian Huygens, et tel n’est pas notre but. Aux côtés de Pascal, Fermat et Leibniz, c’était un des grands génies de l’époque. Leibniz, esprit encore plus universel et plus accompli, reconnaîtra toute sa dette envers Huygens. Dès l’arrivée de Leibniz à Paris en 1672, Huygens l’encourage à poursuivre les études qui l’amèneront à découvrir le calcul différentiel et intégral. De 1657 à 1673, date à laquelle il publie un important traité sur les horloges (Horologium oscillatorum), Huygens travaille sur le perfectionnement des mécanismes des horloges. Avant lui, c’est Galilée qui avait tenté le premier d’utiliser le mécanisme du pendule, dont il avait découvert l’isochronicité des mouvements pour ce qui était des petites amplitudes. Cependant, dans les horloges, la friction fait qu’à terme les mouvements du pendule ralentissent. Huygens trouve un moyen génial de surmonter cette difficulté. Le problème de la cycloïde, ou de la roulette comme on disait alors, était très à la mode dans le monde scientifique parisien depuis le moment où Roberval et surtout Pascal avaient cherché à définir ses propriétés géométriques. La cycloïde est une courbe bien spécifique que l’on obtient en suivant la trajectoire d’un point sur un cercle, pendant que le cercle roule régulièrement sur une surface plane (Figure 4). L’isochronicité est l’une des principales propriétés de la cycloïde, et fait que, lorsque deux billes sont lâchées de deux points quelconques, elles arriveront au même moment au point de repos. Ceci est dû au phénomène d’accélération qui fait que l’objet placé plus haut se déplace plus rapidement, compensant ainsi la plus grande distance à couvrir (un dispositif, au musée des Sciences de la Villette, permet de reproduire cette expérience). Puisque quelle que soit la distance à parcourir, la bille arrivera au repos au même moment, il s’ensuit qu’un pendule suivant la même courbe aura un temps de déplacement toujours égal.
Quand Huygens s’est penché sur ce problème, il a commencé par donner au pendule un mouvement circulaire, ce qui a conduit à d’importantes pertes de mouvement et au ralentissement du pendule. Il a résolu le problème en imprimant un mouvement cycloïdal, en faisant osciller la corde du pendule entre deux bandes de métal revêtant la forme de cycloïdes. L’oscillation du pendule entre ces deux bandes a donné au pendule une trajectoire cycloïde. Cette découverte, combinée à d’autres améliorations, a permis la construction des horloges et des montres les plus précises de l’époque, conduisant ainsi à la solution du problème posé par la détermination des longitudes. Colbert, fondateur de la marine françaiseOutre ces questions cruciales, l’Académie a permis la réalisation de nombreux grands projets. L’un des plus importants est certainement la mise en place en un temps record, d’une puissance navale marchande et militaire. La France tentait ainsi pour la première fois de son histoire de devenir puissance maritime. La tâche n’était pas facile. En cas de guerre, comme nous l’avons vu, la France était obligée de louer des bâtiments de guerre ! La force navale que Richelieu avait montée - 80 vaisseaux et 20 galères - avait été presque entièrement détruite pendant la Fronde. En arrivant au Ministère, Colbert ne trouve plus que 20 vaisseaux de guerre intacts, dont seulement deux ou trois peuvent tenir en haute mer ; sur 20 galères, seulement six étaient encore en service. Tout d’abord, Colbert s’efforce de convaincre le Roi. En effet, Louis XIV ne s’intéresse guère au problème maritime et n’aura visité que rarement les chantiers navals. Alors, Colbert fait construire une flottille de bateaux-nains qu’il met dans le grand lac miroir à Versailles, où le Roi peut constamment admirer les exploits des bateaux... Ensuite, Colbert assure la production nationale de tous les matériaux nécessaires à la construction de bateaux, matériaux jusque là importés de l’étranger. Il faut installer de nouveaux ports et moderniser ceux qui existent. Il faut créer des chantiers navals, tout en changeant complètement de conception ; en effet, il s’agit maintenant de produire en masse les bateaux, sur le mode industriel. Tous les éléments nécessaires doivent donc se trouver centralisés sur place, dans chaque chantier. Pour faire face au défi, Colbert fait publier par l’Académie un Atlas qui décrit dans le détail chaque étape de la construction d’un bateau. Les savants français sont parmi les premiers à appliquer les mathématiques et la géométrie à la conception des coques et d’autres parties du bateau. Enfin, ce projet nécessitant beaucoup de main d’oeuvre qualifiée, tant en construction qu’en matière de navigation, on crée les premières écoles navales Et on fait venir en France les meilleurs constructeurs européens : le Napolitain Biagio Pangallo, l’Anglais Deane et le Hollandais Sluijck, entre autres. Cet effort, véritablement formidable, doit bien entendu être financé. En 1662, Colbert obtient trois millions de livres pour la marine, somme qui va rapidement doubler puis tripler. En 1670, 13 millions de livres seront attribuées et l’allocation annuelle moyenne est de 10 millions (chiffre à comparer aux deux millions de livres dépensés par Mazarin juste avant sa mort !). Les résultats ne se font pas attendre : en 1671, l’État possède 196 vaisseaux, sans compter les galères ; en 1677, il compte 300 vaisseaux et galères, ainsi que 50 000 marins. Peu après, le nombre de marins s’élèvera à 160 000. Encore une fois - on voit déjà les cheveux se dresser sur la tête de nos libéraux contemporains - Colbert soutient le tout au moyen d’une politique de subventions et d’incitations élaborée dans le Décret Commercial du 5 décembre 1664. On y lit qu’une prime de 100 sous par tonne sera accordée à ceux qui construisent des bateaux de 100 tonnes ou plus, et qu’une subvention de quatre livres sera à la disposition de ceux qui achètent des bateaux à l’étranger. En outre, on décide de faire protéger tous les bateaux par des bâtiments de guerre. Quant aux matériaux de construction, il faut pratiquement commencer à zéro, car tout manque : mâts, corderies, goudron, bronze, canons en fer, etc. Au lieu d’acheter du bois dans le Nord de l’Europe pour produire les mâts, Colbert lance un effort systématique de développement des forêts. L’ordonnance de 1669 relative à la création et à l’entretien des Bois et Forêts est un modèle du genre. Colbert s’applique aussi à développer des forêts destinées à la production de mâts en Provence, en Auvergne et dans les Pyrénées. Dans tous les secteurs, la France encourage la production nationale. Colbert écrit dans un mémorandum daté du 20 mai 1671 :« Non seulement à l’égard du goudron, écrit-il le 20 mai 1671, mais même de toute autre marchandise propre à la marine, il faut généralement s’en fournir dans le royaume, plutôt que d’en prendre des étrangers, quand bien même ces dernières seroient à quelque chose meilleur marché ; étant important, pour mettre nos manufactures en valeur, de s’en servir de préférence à celles du dehors et de convier par cet exemple les marchands à s’en servir de même. » Dès 1669, les chantiers navals seront amplement approvisionnés en tout. L’autre face de la mobilisation concerne l’ouverture de chantiers où sont centralisés tous les aspects de la fabrication des bateaux. Toulon, Rochefort et Brest auront de loin les plus grandes capacités, mais celles du Havre, de Dunkerque, Boulogne et Calais sont tout aussi impressionnantes. Alors que Colbert, ministre de la Marine, fait renforcer toutes les défenses maritimes et côtières sous la supervision globale de Vauban, ce même Vauban travaille la nuit, sous les ordres du ministre de la Guerre Louvois, à bâtir les défenses territoriales de la France, fortifiant l’Hexagone. Toulon est un autre des grands projets du règne. Le roi avait même envisagé la possibilité de mettre toute la flotte en Méditerranée, et d’y arriver en faisant monter tous les bateaux par le canal du Midi ! Cependant, les coûts exorbitants du projet ont fini par décourager même le grand ministre. Concernant le port de Toulon, Pierre Clément se réfère aux lettres et aux mémorandums de Colbert sur le sujet :« Il [Colbert] ajoutait que l’arsenal devait contenir au moins cinquante à soixante vaisseaux, et même davantage, pour le cas où le Roi ferait passer toutes ses forces maritimes dans la Méditerranée ; qu’on n’était pas dans un règne de petites choses, et qu’on ne pouvait rien imaginer de trop grand. Il voulait enfin qu’il y eût toujours à Toulon, outre les réserves, du bois pour six ou sept vaisseaux à bâtir dans l’année, quatre à cinq mille pièces de canon, des ancres, des armes, et tout le reste en proportion. » Un deuxième port est construit, suivant le plan de Vauban, qui peut accommoder 100 vaisseaux, qui a des commerces, des hôpitaux, et une énorme corderie, etc. Outre Toulon, le projet de Rochefort mérite qu’on y regarde de plus près. Sans exclure Brest où on investit beaucoup d’argent et d’énergie pour avoir un second grand port sur l’Atlantique, prêt à faire face à tout moment aux menaces venant notamment de la Grande-Bretagne et de la Hollande. « Ce seroit un grand avantage, si, par le moyen des grâces que le Roi a accordées au bourg de Rochefort, vous pouviez en faire un second Saardam de Hollande », écrivait Colbert dans une lettre du 14 Avril 1669, à son cousin Colbert de Terron, intendant de la marine et provincial de cette région. Saardam, c’est ce port imposant où les Hollandais produisent leur flotte. Colbert n’a qu’un souci : le répliquer et battre les Hollandais. La construction du port de Rochefort nous donne une excellente idée de l’approche à marche forcée adoptée par Colbert dans ces projets. Le site choisi - la Chatellerie de Rochefort - est un village de 500 habitants entouré de marais. En l’espace de quelques années, on en fera une ville, un port, et un chantier naval employant quelque 20 000 personnes. Là encore, on fera appel aux meilleurs savants et membres de l’Académie des Sciences pour la réalisation du projet. L’Académicien et architecte François Blondel, par exemple, a dessiné les plans de la ville, et le Chevalier de Clerville dirige les travaux. La construction débute en 1663 et sept ans plus tard, s’élèvera une cité avec un mur d’enceinte, des chantiers navals équipés de fonderies, des formes de radoub, des dépôts d’armes et de vivres, une magnifique corderie, etc. Au cours de la seule année 1673, 26 navires de grande taille et 6 galères furent construits, ainsi que d’autres vaisseaux plus petits. Aujourd’hui, on peut encore admirer certaines bâtisses magnifiques du complexe, comme la corderie longue de 120 mètres et large de 8 mètres. Outre le stockage du chanvre et des cordes, le commettage des cordages d’une encâblure occupait toute la longueur du bâtiment, les cordes plus petites étant produites à l’étage. La ville même sera divisée en trois zones : une où se trouvent l’atelier des mâts, les forges et d’autres unités de production ; une seconde zone où vivaient les officiers et les ingénieurs travaillant sur le projet, ainsi que la corderie ; et une troisième zone comprenant les rades et les chantiers. Aux alentours se trouvaient les fonderies et les unités de production de canons et de poudres. Cinq ans après le début des travaux, la ville comptera 20 000 habitants L’administration de Colbert a mené une politique sociale hardie tant pour encourager les ouvriers à s’installer dans la région que pour améliorer les conditions générales d’hygiène. En 1669, le Roi accorde d’importants privilèges aux gens souhaitant s’installer à Rochefort : pour « composer un corps et communauté, d’élire des syndics et procureurs du fai commun, en la manière que les autres bourgs fermés du royaume ». Les habitants seront aussi exemptés des corvées sur« les chairs, vives et mortes, bleds et autres grains, farines, légumes, et autres denrées nécessaires pour l’aliment des habitants ; comme aussi sur les bois à bâtir, planches, chaux, tuilles, pierres, bricques, plâtre et fer et autres choses servant à la construction des bâtiments et vaisseaux ». Par la suite, un décret stipulera que chaque habitant peut, pour une somme modique, devenir propriétaire d’un terrain et bâtir une maison dont la construction peut aussi bénéficier d’un certain niveau de subventions. L’ensemble de cet effort sera stimulé par la menace de guerre avec la Hollande, menace qui croîtra sans cesse à partir de 1667 : une flotte était plus urgente que jamais. On assistera donc à une des premières tentatives de produire en masse les navires. La centralisation de la production dans les arsenaux, ainsi que la normalisation de la construction des navires rendront ce mode de production possible. Toutes les pièces devront êtres produites d’avance et assemblées en un court laps de temps. Un genre de concurrence se développera entre les différents ports pour savoir lequel peut construire le plus rapidement un vaisseau ou une galère. Le port de Rochefort construit une frégate en 30 heures, Brest en 22 heures, tandis que Marseille bat tous les records en construisant une galère en 7 heures ! Aussi le fils de Colbert, le marquis de Segnelay, était présent à Marseille quand les ouvriers commencèrent à assembler une galère à 6h30 du matin, qu’il la vit mettre à flots à 17h pour se rendre au Château d’If ! Ce dessein sera accompagné d’un important effort de formation des constructeurs et marins nouvellement recrutés. On créera des écoles dans les ports. A Rochefort, une école maritime ainsi qu’une école d’hydrographie et d’entraînement au tir verra le jour. A Saint-Malo, on créera un Collège de marine pour enseigner l’hydrographie aux officiers de marine et aux marins, et en 1693, tout l’effort mené en particulier dans le domaine de l’hydrographie conduira à l’élaboration par plusieurs ingénieurs du Neptune français, un excellent atlas, le premier du genre, couvrant une zone allant de la Norvège à Gibraltar. Les cartes seront considérablement améliorées en étant graduées au moyen des longitudes et des latitudes, chose qui n’existait pas auparavant. Le plus beau projet du règne« Le canal de la jonction des mers », dit Vauban à propos du Canal du Midi, aussi appelé Canal du Languedoc ou Canal de l’entre deux mers,« est sans contredit le plus beau et le plus noble ouvrage de nos jours, et qui pouvoit devenir la merveille de son siècle, s’il avoit été poussé aussi loin qu’on auroit pu le mener ». Ce fut aussi le projet le plus populaire du règne puisqu’il employait plus de 10 000 personnes bien rémunérées et apportait de nombreux avantages non seulement à la population locale, mais à l’ensemble de la France. Ce projet avait déjà été prévu du temps de Charlemagne mais les difficultés techniques étaient telles que personne n’avait osé le lancer à l’époque. Il s’agissait de relier l’océan Atlantique à la Méditerranée, au moyen d’une liaison entre la Garonne qui se jette dans l’Atlantique à Bordeaux, et l’Aude qui se jette dans la Méditerranée à Sète. La construction présentait de nombreux problèmes ; l’Aude, par exemple, n’était pas navigable. Mais l’obstacle principal était la barrière montagneuse séparant les deux mers, ce qui nécessitait une construction en double pente. Un navire partant de Toulouse, à l’écluse de la Garonne, à une altitude de 132,25 mètres, devait pouvoir grimper jusqu’au point culminant de la zone montagneuse, à une altitude de 189,43 mètres, puis redescendre au niveau de la mer. La difficulté était énorme à cause du manque d’eau pour alimenter le canal. D’un autre côté, les avantages qu’on pouvait en tirer étaient aussi immenses. Louis XIV les précisera dans l’Edit d’octobre 1666 dans lequel il approuve dans les termes les plus éloquents la construction du canal :
La possibilité d’éviter Gibraltar veut dire que la France bénéficiera d’une réorganisation de tout le commerce passant auparavant par cette route. En France même, le commerce intérieur devra augmenter considérablement et, de plus, le canal devra permettre de résoudre le problème chronique de la famine dans cette région en facilitant le transport de nourriture des régions riches vers les plus pauvres. Colbert a également à l’esprit un but militaire et c’est ce dont parle Vauban en affirmant que ce canal pourrait être la merveille du siècle si on poussait la construction jusqu’au bout. Dans l’esprit de Colbert, en effet, l’ensemble de la flotte doit pouvoir traverser le canal d’une mer à l’autre, donnant un avantage militaire extraordinaire à la France ! Malheureusement, le Chevalier de Clerville, dont la vision n’est pas aussi remarquable que celle de Vauban ou de son Ministre Colbert, décide de réaliser une version réduite du canal à cause du manque de fonds et d’ingénieurs. Il sera néanmoins une des réalisations les plus étonnantes de l’époque. L’homme qui la rend possible est Pierre Paul Riquet de Bonrepos ; en 1662, il envoie une première proposition à Colbert, dans laquelle il dit avoir trouvé une technique permettant de réaliser ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’a pu faire. Ses plans sont approuvés à la fois par Vauban et de Clerville et les travaux commencent dès 1667. C’est le 17 novembre que la première pierre est posée lors d’une grande cérémonie manifique, comme le décrit Pierre Clément :« La cérémonie eut lieu le 17 novembre 1667. Les capitouls, le parlement, l’archevêque de Toulouse et plusieurs évêques y assistèrent. Six mille ouvriers étaient aux portes de la ville, tambours en tête, et le canon mêla ses salves pacifiques au bruit des cloches sonnant à toute volée. Une médaille de bronze, frappée pour la fête, est distribuée à profusion ». Riquet avait trouvé un moyen ingénieux d’utiliser l’eau de la Montagne noire pour alimenter le flux du canal, le reste étant laissé aux soins des ingénieurs et des niveleurs. Il s’agit d’un véritable exploit ; le canal aura 240 kilomètres de long, 16 mètres de large à la surface de l’eau et 10 de profondeur. Il comportera 64 écluses, 126 ponts, 55 aqueducs et 6 digues, ainsi qu’un tunnel souterrain à Malpas (déjà en soi un grand projet) mesurant 165 mètres de long ! La construction du canal du Midi a aussi donné lieu à d’importantes innovations dans le domaine de la législation du travail. Le nombre d’ouvriers atteint rapidement les 2 000 en 1667 et à la fin de la construction en 1681, il y en aura au total 12 000. Les travaux sont organisés par brigades de 40 à 50 hommes, dirigées par un brigadier en chef et sous la supervision d’un capitaine de chantier, qui est lui-même ingénieur. Les salaires sont réputés élevés pour cette période de l’histoire, les ouvriers gagnant dans les 10 livres par mois, les capitaines entre 30 et 50 livres, et les nivelleurs 75 livres. On voit que l’administration Colbert était en avance sur son temps en prenant la décision de payer les ouvriers les jours où ils sont malades, pendant les congés et les jours où les conditions climatiques rendent le travail impossible. Une affiche datant de 1669 énonce les mesures suivantes :
A en croire les gourous du libre-échange, Colbert était un dictateur qui voulait tout mettre sous le contrôle de l’État, supprimant toute libre entreprise. Accusation dépourvue de fondement, comme le prouve le fait que l’État ne possèdera pas les droits d’exploitation du Canal du Midi. Après bien des délibérations pour déterminer qui, de l’État, d’une société nationalisée, ou des particuliers saurait le mieux gérer le canal, il sera décidé que ces derniers seront les mieux en mesure de prendre en charge les travaux constants d’entretien et d’amélioration. Pierre Paul Riquet et sa famille obtiendront les droits d’exploitation et d’usufruit en échange de leurs investissements dans la construction et l’entretien. Conformément à son dessein, Colbert interdit la perception de droits de péage sur le Canal et, vu la plus grande efficacité du transport fluvial par rapport au transport routier, il exigera que le coût du fret par le canal (marchandises et voyageurs) soit cinq fois moins cher que celui passant par la route. Les résultats seront véritablement excellents. Toutes les céréales, comme le blé, l’avoine, le seigle, l’orge, etc. transitent par le canal, ainsi que les vins, le poisson, la viande et le jambon séchés, etc. Même de nos jours, l’utilisation du canal est restée importante. En 1856, 110 millions de tonnes de produits empruntaient le canal sur un total national d’un milliard de tonnes. Dans les années 1960, près de 1% de l’ensemble du trafic fluvial de France passait par le Canal du Midi. Qu’est devenu le grand dessein de Colbert ? En 1672, la guerre éclatait entre la France et la Hollande, et les énormes exigences qu’elle faisait peser sur l’économie, ainsi que la débauche existant à la Cour de Louis XIV à Versailles, commencèrent à défaire petit à petit tout l’effort économique, à la plus grande tristesse de Colbert. Nous remarquions que, jusqu’à ce temps, quand M Colbert entrait dans son cabinet, on le voyait se mettre au travail avec un air content et en se frottant les mains de joie ; mais que, depuis, il ne se mettait guère sur son siège pour travailler qu’avec un air chagrin et même en soupirant. M. Colbert, de facile et aisé qu’il était, devient difficile et difficulteux. (Charles Perrault, premier commis au bâtiment). Le déficit budgétaire qui était de 8 millions de livres en 1672, atteindra les 24 millions en 1676. Ne voulant pas à nouveau faire appel aux banquiers et aux financiers, Colbert envisage d’augmenter les impôts. Le problème est qu’à l’époque, seule la population pauvre, la masse paysanne qui était déjà saignée à blanc, paie les impôts, notamment directs. Toute hausse des impôts déclencherait donc des révoltes sanglantes dans les provinces. Colbert aurait voulu imposer une taxe uniforme à toute la population, y compris à la noblesse, mais il ne réussira jamais à le faire. Pour éviter de s’endetter auprès des financiers, Colbert tentera une solution ingénieuse. En 1674, il crée une Caisse des Emprunts dont le fonctionnement ressemble aux bons du Trésor gouvernementaux. Il s’agit d’attirer le plus de capitaux possible, avec un taux d’intérêt de 5%. Il escompte que si l’Etat garantit absolument le remboursement du capital, même dans le court terme, beaucoup de gens voudront investir. En outre, les billets à ordre remis aux investisseurs pourront être utilisés comme de l’argent liquide. Cependant, cette mesure ne suffira pas à empêcher le désastre financier. En 1680, la Caisse des Emprunts (qui fonctionne comme une « banque de France ») ne sera plus en mesure de rembourser sans provoquer une faillite universelle. Contrairement aux principes de la politique économique « colbertiste », les taux d’intérêt sur les prêts grimperont jusqu’à 7,80% en 1674. Tous les aspects du dessein de Colbert souffrent de cette guerre, même si les travaux se poursuivent dans les différents domaines. Citons, à titre d’exemple, les Manufactures royales qui, de 1665 à 1673, avaient reçu jusqu’à 175 000 livres de subventions. Elles n’auront pas un sou pendant la guerre. C’est en vain que Colbert suppliera Louis XIV de réviser sa politique et de mettre fin aux dépenses pour la guerre et pour Versailles. A l’égard de la dépense, quoique cela ne me regarde en rien, je supplie seulement Votre Majesté de me permettre de lui dire qu’en guerre et en paix, elle n’a jamais consulté ses finances pour résoudre ses dépenses, ce qui est si extraordinaire qu’assurément il n’y en a point d’exemple. » (...)« Je sais bien, Sire, que le personnage que je fais en cela n’est pas agréable, mais... » ; et encore :« Je supplie encore une fois Votre Majesté de faire une sérieuse réflexion sur tout ce que je viens de lui représenter. Non seulement Louis XIV rejettera ses conseils, mais à mesure qu’approche la mort de Colbert (qui surviendra en 1682), il est de moins en moins écouté par le Roi. Celui-ci tombera toujours davantage sous l’influence de son ministre de la Guerre, le brutal et violent Marquis de Louvois, qui le pousse à partir en guerre contre l’Europe, ruinant ce qui restait du grand dessein. La débauche qui règne à la Cour de Versailles, notamment la diffusion de pratiques bestiales typiques de l’Empire romain, comme le culte d’Apollon - Roi Soleil, aura une énorme emprise sur le Roi. C’est ainsi que Louis XIV s’éloigne de l’attachement au progrès qu’il avait hérité de Mazarin, pour adopter une politique parfaitement oligarchique. Il va sans dire que l’Angleterre a pu profiter de la guerre entre la France et la Hollande pour établir sa propre puissance maritime, qui donnera naissance plus tard au détestable Empire britannique. La situation actuelle est-elle vraiment très différente ? Dans les détails uniquement. Sur le fond, nos dirigeants montrent la même incapacité que Louis XIV à respecter une loi économique dont cependant tout le bien-être de la nation dépend. Mais c’est toujours lors de crises comme celle que nous vivons aujourd’hui que l’humanité cherche dans ses accomplissements passés les idées qui lui permettront de s’en sortir. Nous restons optimistes et pensons que ce Grand Dessein de Jean Baptiste Colbert pourra à nouveau donner le goût du bien public et inspirer la réalisation d’autres grandes ouvres. Bibliographie Sur Jean-Baptiste Colbert Histoire de Colbert et de son administration, Pierre Clément So you wish to learn about economics, Lyndon LaRouche Sur les Savants du XVIIème siècle Vies de savants illustres, L. Figuier Sur l’Académie des sciences De l’Académie des Sciences - Les Origines, Pierre Gauja, Troisième centenaire Autres sources Les Ingénieurs du Roy de Louis XIV à Louis XVI, Annie Blanchart |