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Un nouveau Bretton Woods en gestation, et nous, et nous, et nous ?

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Christine Bierre
Éditrice-en-chef du journal Nouvelle Solidarité

S&P—Basculement du centre de gravité de l’économie mondiale de l’Atlantique vers l’Eurasie, dédollarisation, nouveau système monétaire, retour d’un Etat stratège et de l’économie physique : voici les pistes ouvertes par la nouvelle configuration amorcée par le conflit en Ukraine.

Cette guerre en Ukraine, que les Anglo-Américains ont cherché avec la Russie, va-t-elle nous conduire à un nouveau conflit mondial, ou sera-t-elle le Waterloo d’un Empire anglo-américain, déjà incapable de se maintenir autrement que par les sanctions, la militarisation du dollar et la guerre ?

Ou, troisième hypothèse, sera-t-elle l’occasion d’enfanter, au milieu du fracas des armes, ce nouvel ordre économique mondial plus juste, auquel la majorité de la planète aspire depuis si longtemps ?

Si Waterloo il y a, il ne résultera pas seulement d’une victoire militaire de la Russie. Ce sera la victoire économique d’un groupe de nations en voie de développement, dont la Russie, qui n’entend plus se soumettre aux politiques néocoloniales des pays du G7 et s’est rangée sous la bannière des BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – pour réclamer leur plein droit au développement. Des BRICS qui aujourd’hui s’élargissent pour devenir des BRICS+, en incluant éventuellement l’Indonésie, l’Iran et l’Argentine qui viennent de poser leur candidature.

Ce nouvel ordre qui arrive

En lançant son opération militaire en Ukraine, Vladimir Poutine ne cherchait pas seulement à assurer sa sécurité en Europe, face au rouleau compresseur de l’OTAN en marche vers ses frontières. En parfait judoka, il a aussi décidé de rompre toutes les amarres avec l’Europe occidentale et de réorienter son grand pays, avec toutes ses richesses humaines et physiques, vers le Pacifique et le Grand Sud, où se trouvent ses amis et ses alliés.

Résultat, des glissements de plaques tectoniques sont en cours dans les flux d’échanges physiques et économiques mondiaux. On assiste à un déplacement notable des voies d’acheminement hors d’Europe, vers l’Asie et le Pacifique, dans les domaines de l’énergie, des denrées alimentaires et des produits semi-finis, dont la Russie est un très gros producteur et fournisseur mondial.

L’Agence internationale de l’énergie prévoit que « les approvisionnements de l’Union européenne par les gazoducs russes [diminueront] de plus de 55 % d’ici 2025 par rapport à leurs niveaux de 2021 », provoquant de graves pénuries et hausses des prix en Europe, où tous les pays se préparent désormais à un hiver particulièrement rude. Rappelons que la Russie est le premier producteur mondial de gaz naturel et le deuxième de pétrole. Devenue entre-temps premier fournisseur d’engrais de l’Inde, elle est en passe d’en devenir le premier fournisseur de pétrole, de même que pour la Chine.

Tout cela implique bien évidemment la création de nouvelles routes de transports. Depuis sa prise du sud de l’Ukraine, la Russie renforce sa position en mer Noire et en Méditerranée.

Très importante également dans ce contexte, la décision annoncée par l’Iran, l’Inde et la Russie de rendre opérationnel le corridor de transport international Nord-Sud (INSTC), un réseau multimodal de 7200 km de routes maritimes, ferroviaires et routières pour le transport de marchandises entre l’Inde, l’Iran, l’Afghanistan, l’Azerbaïdjan, la Russie, l’Asie centrale et l’Europe. Créé à leur initiative en 2002, l’INSTC diminuera d’autant la dépendance de ces pays vis-à-vis du Canal de Suez et du Bosphore, sous domination occidentale.

L’objectif principal de ce projet reliant la Russie à l’Inde, via l’Asie centrale et l’Iran, est de réduire les coûts en termes de temps et d’argent par rapport au trajet actuel. Selon une étude de la Fédération indienne des associations de transporteurs de fret (FFAI), cette route est « 30 % moins chère et 40 % plus courte que la route traditionnelle ». Selon d’autres, ce canal permettra de relier Saint-Pétersbourg à Bombay en 15 jours !

Dédollarisation : vers un système monétaire alternatif

La saisie par les Etats-Unis des avoirs russes déposés chez eux, ainsi que les sanctions tous azimuts décrétées contre elle dès le début du conflit, n’ont fait qu’augmenter la méfiance chez les pays émergents qui, craignant d’être à leur tour visés par le courroux de Washington, s’orientent de plus en plus vers une sortie du dollar et vers la création d’un système alternatif. Le commerce entre la Russie et l’Iran se fait désormais en monnaies nationales (rouble, rial). La Chine paie également le pétrole qu’elle achète à l’Iran dans sa propre monnaie, le yuan, et des accords dans le même sens sont en cours avec l’Arabie saoudite.

C’est bien l’objectif que se sont fixé les BRICS, comme le rapporte notamment l’économiste Jacques Sapir, selon qui ces pays discutent depuis quelque temps de la possibilité de créer un système alternatif à celui du FMI. Objectif confirmé par Vladimir Poutine qui, lors du Sommet « Business » des BRICS, le 22 juin, a évoqué le travail en cours pour créer un fond de réserve basé sur un panier de monnaies des pays membres des BRICS, et leur propre équivalent aux droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI. Chaque pays aurait ainsi la possibilité d’emprunter à ce fonds, en dehors du système dollar et des monnaies qui y souscrivent (euro, livre sterling, etc.), pour faire face à des turbulences financières de courte durée et emprunter à plus long terme pour investir dans leur développement industriel. Sans pour autant songer pour l’instant à créer l’équivalent d’une Banque centrale.

Retour à l’état stratège et à l’économie physique

Autre effet secondaire de l’opération militaire russe en Ukraine et de sa défense contre les sanctions occidentales, l’État stratège est de retour en Russie. Notamment dans deux secteurs clés de son économie, importants aussi pour son statut de puissance internationale : la production d’énergie et de céréales. Une évolution très intéressante au moment où certains évoquent un nouveau système monétaire international fondé, non plus sur l’or, mais sur des matières premières et des capacités industrielles.

L’État russe va prendre le contrôle total de son projet de gaz naturel et de pétrole Sakhaline-2. Le Kremlin a annoncé le 5 juillet qu’au cours des prochains mois, il allait mettre fin à la participation étrangère à ce gigantesque projet de gaz naturel et de pétrole, implanté dans l’extrême-orient russe. Cette mesure s’inscrit dans le cadre du décret signé par le Président Poutine à la fin du mois de juin, qui stipule que toutes les ressources minérales et énergétiques du sous-sol russe devront dorénavant être entièrement détenues par des Russes, qu’ils relèvent du secteur public ou du privé.

Sakhalin-2 est actuellement détenu à 50 % (plus une action) par le géant énergétique russe Gazprom, géré par l’État, à 27,5 % par Shell, à 12,5 % par Mitsui et 10 % par Mitsubishi (japonais pour ces deux derniers). Si la multinationale Shell a annoncé qu’elle se retirait du projet et cherche des acheteurs, le Japon, en revanche, tient absolument à y rester. Selon Reuters, 24 % de l’énergie du Japon est fournie par le gaz naturel, dont 9 % est importé de Russie. Si Moscou cesse d’exporter du gaz vers le Japon (une possibilité très réelle, étant donné la situation actuelle), le Japon verra disparaître du jour au lendemain plus de 2 % de son approvisionnement énergétique national. Un coup d’autant plus dur que le Japon bénéficie de contrats à long terme à prix raisonnables. En outre, le délai de livraison n’est que de deux jours, contre un mois pour des approvisionnements équivalents en provenance des États-Unis (si tant est qu’ils soient disponibles). Selon RT, remplacer le GNL russe de Sakhaline-2 coûterait à Tokyo 15 milliards de dollars, soit 35 % de plus qu’aujourd’hui.

Le retour à l’économie dirigée est aussi de mise dans le marché céréalier. Le 6 juillet, le président Poutine et le directeur de la société céréalière russe United Grain Company (UGC), Dmitry Sergeyev, ont passé en revue la récolte exceptionnelle, le stock national et les accords bilatéraux d’exportation. Créée en 2007, l’UGC est la plus grande entreprise russe de commerce et de logistique dans le secteur céréalier. Elle est détenue majoritairement par l’État, réalise d’importantes opérations, notamment la constitution de stocks nationaux de blé et de sucre et la réalisation de transactions bilatérales directement avec les pays. De plus, cette société accepte d’être payée dans la monnaie choisie par ses partenaires commerciaux.

Enfin, très intéressant et pouvant faire figure de modèle par la suite, l’UGC n’utilise plus les indices des prix du blé et des produits céréaliers fixés par le Chicago Mercantile Exchange (CME) et le Marché à terme international de France.

Comme M. Sergeyev l’a expliqué à M. Poutine, « en 2021, la United Grain Company (UGC) a lancé des enchères en ligne à la Bourse nationale des marchandises, avec le soutien du ministère de l’Agriculture et de la Banque centrale de Russie. En moins d’un an, elles ont montré leur efficacité, avec des volumes d’échanges d’une valeur de 15,6 milliards de roubles. (…) C’est prometteur et cela fonctionne avec succès, et une grande partie de notre clientèle utilise cette bourse. »

Voilà des mesures qui vont à l’encontre des règles néo-libérales concoctées par Londres et Washington, qui, depuis la fin du système de Bretton Woods en 1971, ont permis aux financiers de mettre à sac les économies productives et les populations jusqu’au point où nous en sommes aujourd’hui.

C’est pour aller plus loin dans ces projets qu’Helga Zepp-LaRouche, présidente de l’Institut Schiller, à lancé un Appel à la création d’un Nouveau Bretton Woods .