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Editorials of / Editoriaux de Gilles Gervais

Bravo Maestro !

14 juin 2016

Un chef d’orchestre de renommé internationale s’indigne de la façon dont les orchestres symphoniques et maisons d’opéra doivent « gérer la décroissance » surtout depuis la crise financière de 2008 et publie à Munich en 2014 le livre « Erwarten Sie Wunder ! Expect the Unexpected »

Dans cet ouvrage, qui se veut à la fois une autobiographie et un plaidoyer passionné pour la survie et la propagation de la musique et des arts classiques, l’auteur pose un regard accusateur sur la finance folle :

« Que vois-je, concrètement ? Le monde est plongé dans une crise financière permanente doublée d’une crise de la dette souveraine, procédant d’un échec accablant des élites du monde politique et du secteur des finances qui ont endetté les États-Unis et les États européens, sans état d’âme, et de manière irresponsable. Ce sont des dettes que rien n’empêche d’augmenter et qui résultent de guerres dénudées de sens, des gigantesques pertes du secteur financier et de programmes de relance douteux devenus nécessaires après que les banques d’investissement et les assurances eurent poussé le monde de l’économie au bord du gouffre »

L’auteur, qui est né et a longtemps vécu aux États-Unis, n’indique pas qu’il connaît la solution mise de l’avant par Franklin Delano Roosevelt en 1933, la loi Glass-Steagall, qui en opère une séparation stricte entre banque de dépôt et banques d’investissement. Si en 2008 le congrès américain et les parlements européens avaient eu le courage de réintroduire un Glass-Steagall global, [1] il n’y aurait pas eu les énormes renflouements gouvernementaux des banques spéculatives et cette austérité attenante imposée aux pays de la zone transatlantique.

Néanmoins, la brève analyse que fait le maestro de la crise financière et des effets dévastateurs qu’elle continue d’avoir sur la vie matérielle et morale des populations occidentales est certainement valide.

« La nocivité de ce système et son caractère inhumain me hantent », admet l’auteur. «  …Le capitalisme a le pouvoir de détruire des communautés. Nous savons désormais qu’il peut se révéler une force destructrice. Une vie accomplie nécessite que l’on mette de côté ce jeu risqué qui ne vise que les gains et les bénéfices. Notre impuissance nous a laissé sans voix. Comment voulons-nous vivre notre avenir ? Qu’est-ce qui est important pour nous ?

« Je vois dans la crise de sens l’occasion d’un retour aux arts et à la musique classique. Les expériences esthétiques, qui ont le pouvoir de nous bouleverser totalement, sont vitales. Il nous faut juste prendre un peu plus conscience de leur force. Les grandes symphonies de Haydn, de Mozart, de Beethoven ou de Brahms et de Mahler…sont des compositions intemporelles qui ont le pouvoir de nous toucher et de nous inspirer aujourd’hui. Je suis convaincu qu’elles peuvent contribuer à notre quête de sens. Nous autres, musiciens, devons faire quelque chose pour cela ».

Laissons le maestro nous parler, en ses propres termes, de l’importance de l’éducation esthétique de l’homme pour une population, et plus particulièrement celle qui se trouve au cœur de l’œuvre du poète et dramaturge Friedrich Schiller :

Du pouvoir des expériences esthétiques

« Voilà plus de deux mille ans que les grands penseurs s’interrogent sur le sens et l’importance des expériences esthétiques…Jamais ils n’ont remis en question l’importance des expériences esthétiques pour l’existence humaine, et ils semblaient également s’accorder sur une idée fondamentale qui, pour ce qui me concerne, demeurera toujours vraie : les expériences esthétiques accroissent notre connaissance dès lors qu’on est ouvert à y réfléchir. Elles peuvent même contribuer à forger le caractère ».

« …Il n’existe guère en littérature de plaidoyer pour l’art plus passionné et convaincu que celui de cet immense poète allemand [que fut Friedrich Schiller] [2] ».

« Friedrich Schiller a réfléchi à la puissance des arts dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme [3]. ’L’art est fils de la liberté’, écrivit-il en juillet 1793 au duc Frédéric Christian 1er d’Augustenburg. Aussi, c’est au moyen de l’art seul qu’on s’achemine vers la liberté. L’art, poursuivait-il, jouit d’une immunité à l’égard de l’arbitraire humain, il ne s’aligne pas sur les conventions des hommes et ne peut être assujetti. Le législateur peut en interdire l’expression ; il ne peut le dominer. Il peut accabler l’artiste ; il ne peut trahir l’art.

« Les lettres de Schiller sur l’éducation esthétique témoignent de son vif intérêt pour la Révolution française, dont l’issue le déçut profondément. Il ne traite pas seulement de l’arbitraire d’un État aristocratique, mais également du pouvoir d’un peuple qui devait se briser devant les exigences élevées du concept de raison politique postulée par les Lumières. La Révolution française n’avait, selon lui, pas apporté plus d’humanité aux hommes, bien au contraire. À l’immaturité humaine, de toute évidence capable de fouler au pied les conquêtes des hommes, il oppose l’éducation esthétique.

« …Les arts sont une condition nécessaire à l’humanité—mais hélas, insuffisante, comme en témoigne l’histoire, encore et toujours. La beauté, dit Schiller, ménage à l’homme un passage de la sensibilité vers la pensée. Le chemin qui mène à l’esprit passe par le cœur. Schiller attribue à la formation du sentiment une importance de premier plan, ‘non seulement parce [que cette formation] devient un moyen de rendre efficace pour la vie une compréhension meilleure de la vérité, mais aussi parce qu’elle stimule l’intelligence à améliorer ses vues’ ».

« …Pourquoi la musique nous émeut-elle ? Qu’est-ce qui lui confère ce pouvoir ? Les expériences esthétiques sont celles qui nous permettent de mieux supporter les bouleversements de la vie et les questionnements incessants qu’ils soulèvent.

Un plaidoyer pour l’indispensable présence de l’art dans la vie de tout un chacun

« Je fais le rêve d’un monde où chacun aurait la chance de trouver le chemin de la musique classique. Pas simplement celui de la musique, mais également celui de l’art. Les arts, dont la musique est le plus sibyllin, font bien plus que rendre le quotidien supportable. Ils nous inspirent, ils nous ouvrent l’esprit. Ils nous aident à accepter l’incompréhensible et l’insoutenable, à y puiser de la force et à ne pas désespérer. Appelez-moi utopiste ou rêveur, mon vœu est que chacun puisse faire l’expérience de la force fondatrice de sens de la musique classique, et ce, indépendamment de son niveau d’éducation et de son origine. Je cherche, avec ce livre, à faire un plaidoyer pour l’indispensable présence de l’art dans la vie de tout un chacun.

« Ce désir profond trouve sa source dans mon enfance, où l’art jouait, de manière heureuse, un rôle fondamental. Je n’ai jamais vécu les expériences esthétiques autrement que comme faisant partie du quotidien. La lecture, l’écriture et le calcul n’étaient pas, pour mes parents et mes professeurs, les seules compétences fondamentales dans la vie. Le piano et le dessein en faisait aussi partie. L’accès aux arts ne se fait pas de lui-même. Il requiert un certain engagement, une aptitude à se saisir de ses contenus ; la musique classique recèle plus que du divertissement. Celui qui n’apprend pas à cultiver cette faculté aura plus de difficultés à pénétrer les profondeurs de la musique classique. Peut-être n’en trouvera-t-il jamais le chemin et elle ne lui manquera pas, car il n’aura jamais fait l’expérience de tout ce qu’elle peut apporter. Mais serait-ce juste qu’il n’en sache vraiment rien ? Personne ne peut, ne devrait y être indifférent. »

Une mission particulière auprès des jeunes générations

« ...Bientôt, nous franchirons deux nouvelles étapes. Nous fonderons tout d’abord une académie orchestrale d’été pour la relève artistique. Les prochaines générations de musiciens y acquerront de l’expérience et prendront part à des classes de maître. On les préparera également à la possibilité que leurs études aboutissent à une vie professionnelle sans lien avec la musique.

« Quant au second projet, il me tient particulièrement à cœur : il s’agit d’une prématernelle et maternelle à vocation musicale que nous ouvrirons à Montréal-Nord, là où la pauvreté, le manque de ressources culturelles et la diversité ethnique composent le terreau social d’une population dont les chances de prendre part pleinement à notre société sont restreintes. Les enfants y seront bienvenus six jours par semaine, du matin au soir. Ma jeunesse a grandement influencé ce projet, financé exclusivement par des dons. Mon rêve est de permettre à ces enfants d’accéder à ce monde dont le professeur Korisheli nous avait ouvert grand les portes, à mes camarades et à moi. Le projet débutera en 2016, et deux ans plus tard, c’est-à-dire lorsque les premiers enfants seront en âge d’entrer à l’école primaire, une autre école de musique leur donnera la possibilité de continuer l’apprentissage d’un instrument, et ainsi de poursuivre leur découverte de cet art ».

Bravo et merci Maestro Nagano pour « Sonnez, Merveilles » [4], cet ouvrage rempli d’enseignement sur l’art, la musique classique et la nature créative de l’homme. Votre livre apporte des éléments de réflexion essentiels dans le débat actuel pour sortir nos pays de cette crise de civilisation qui les affligent et assurer un monde meilleur pour tous.

Nun Kommt Die Schillerzeit !

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Crédit : gracieuseté de l’Institut Schiller / www.schillerinstitute.org (Copyright)

Le 9 juin 2016
Gilles Gervais
Institut Schiller Canada


[4Nagano, Kent et Kloepfer, Inge : Sonnez, Merveilles !, traduit de l’allemand par Isabelle Gabolde, Boréal, 2015, 370 pages.